8. La résistance paradoxale : une auto-destruction du groupe15

Une nouvelle forme de résistance : le travail psychanalytique piégé

L’histoire de la psychanalyse en général comme celle d’une cure en particulier est l’histoire des résistances opposées par l’appareil psychique à l’investigation de son propre fonctionnement quand celui-ci a à faire avec la recherche du plaisir interdit, avec l’évitement de l’angoisse et avec la formation du symptôme ou du trait de caractère. A peine l’évolution de la théorie ou de la technique a-t-elle permis pendant un temps de traiter telle forme nouvelle de la résistance que celle-ci se déplace, se transforme, se réorganise ailleurs et autrement. Ainsi Freud, ayant surmonté en lui par l’auto-analyse de ses rêves l’horreur des crimes d’Œdipe, apprend à analyser chez ses malades le complexe correspondant ; la résistance s’accroche alors aux processus et aux contenus plus archaïques, jusqu’à ce que Mélanie Klein vienne déchiffrer bon nombre d’entre eux. Ainsi la pathologie se modifie comme pour déjouer la thérapeutique : l’hystérie de conversion, dont le spectacle était si prisé du temps de Charcot et sur laquelle Freud a fait ses premières armes, a pratiquement disparu des pays évolués ; s’y multiplient par contre des troubles de la personnalité et de la conduite qui ne relèvent ni de la névrose ni de la psychose mais des déficits, des ratés, des excès du narcissisme et face auxquels le psychanalyste, armé de sa théorie et de sa technique habituelles, se trouve bien démuni. Enfin, la diffusion des connaissances dans le grand public infléchit le sens même de la situation psychanalytique : d’inconnue, elle devient familière, ce qui paradoxalement renforce son inquiétante étrangeté et facilite les moyens de la refuser tout en la sollicitant. Ceci ne joue pas que chez les patients. Beaucoup d’élèves-analystes ne sont plus ces jeunes Œdipe à la conquête de l’inconscient et triomphant des interdits comme le furent les premiers disciples de Freud : ce qui les intéresse est non pas l’inconscient mais la psychanalyse et elle les intéresse comme un placement narcissique16.

L’exemple que nous allons prendre de résistance au travail psychanalytique relève du champ, en plein développement actuel, de la psychanalyse appliquée. Il est tiré d’un séminaire de formation psychologique où des psychologues, des psychiatres, des éducateurs spécialisés, des travailleurs sociaux, des chefs du personnel, des animateurs de métier – en un mot des psychistes – viennent faire l’expérience d’une remise en question d’eux-mêmes dans le double cadre du petit groupe et du groupe large. Ils ont choisi de faire cette expérience dans un séminaire organisé en l’occurrence par une équipe de psychanalystes intéressés à la pratique sociale et convaincus que le travail psychanalytique peut s’effectuer aussi bien collectivement qu’individuellement. C’est là que la résistance va s’articuler : ils viennent pour voir travailler cette équipe ; du coup, ils ne s’engagent pas suffisamment eux-mêmes dans l’expérience pour qu’un processus de changement individuel et groupai s’enclenche et l’équipe d’analystes qu’ils sont venus voir œuvrer opère sur du vide. A l’instar de certaines variantes de la théorie mathématique des jeux ou encore comme dans certaines formes de dissuasion atomique, chacune des deux parties se trouve perdante. Comme si gagner devait nécessairement, du moins dans le domaine psychologique, consister à acquérir un avantage au détriment de l’autre et comme si, quand on craint de perdre, il ne restait plus qu’un espoir, entraîner l’adversaire dans sa perte.

Devant une telle situation, les psychanalystes, s’ils réagissent comme ils en ont l’habitude dans l’état actuel de la technique, se trouvent piégés. Ou bien ils se cantonnent dans le silence, pour laisser venir, et il ne vient rien, car la situation est bloquée et des signes de sa détérioration finissent par se manifester (fugues, passages à l’acte, épisodes psychopathologiques individuels, organisation spontanée par les participants d’un contre-séminaire). Ou bien ils interprètent le fantasme supposé sous-jacent à la résistance mais tous les fantasmes peuvent bien être évoqués dans leurs discours (on assiste parfois de leur part à une sorte d’exposition universelle ou de festival des fantasmes), l’effet s’avère nul, car l’interprétation par les fantasmes est précisément ce qui, de la psychanalyse, est, pour la génération actuelle de psychistes, le plus diffusé, vulgarisé et ce dont elle est le plus saturé. Ainsi la représentation sociale consciente de l’inconscient est utilisée comme défense contre la reconnaissance individuelle de la représentation inconsciente.

Ce n’est pas là le seul biais par où ce problème, en apparence uniquement pratique et technique, intéresse la représentation. D’une façon plus générale, il met en évidence l’insuffisance de la théorie psychanalytique de la représentation du conflit. Selon cette conception, l’appareil psychique se donne à lui-même une représentation de son propre fonctionnement et en particulier des conflits intra – et intersystémiques17, représentation qui est à la fois un accomplissement du désir et une formation de compromis. Par exemple la théorie selon laquelle le Moi est le centre ou le cerveau de la personne constitue en fait, pour le psychanalyste, un accomplissement imaginaire des désirs narcissiques du Moi ; le fantasme « un enfant est battu » apparaît comme un scénario dans lequel le conflit sadomasochiste interne au sujet est dramatisé, où la rivalité fraternelle trouve une satisfaction (c’est le rival qui est battu, ce n’est pas moi) et où la défense (ici la menace du châtiment) est personnifiée en même temps que la pulsion (il s’agit de l’érotisation de la pulsion sadique). Ainsi les théories spontanées de l’appareil psychique sur lui-même – dont les théories philosophiques ne sont souvent que l’écho amplifié – sont des variantes de ce que Freud a le premier reconnu comme étant les théories sexuelles infantiles18. Le but de la cure est de substituer à une représentation du conflit interne qui est de l’ordre du symptôme ou du rêve, une représentation décentrée par rapport à la précédente et dégagée par rapport à l’affect et à l’investissement pulsionnel, c’est-à-dire de passer d’une représentation symptomatique à une représentation vraie. La représentation correcte du conflit est, dans la théorie et dans la technique classiques, une pièce essentielle du travail de dégagement du sujet par rapport au conflit. Les choses fonctionnaient bien ainsi à l’époque héroïque des Etudes sur l’hystérie (1895) et de l’Interprétation des rêves (1900), lors du passage de la méthode carthartique sous hypnose à la méthode des associations libres éveillées. Il n’en va plus de même à partir du moment où la résistance prend la forme que nous venons de dire et où le sujet invité à entrer dans le processus analytique s’en défend par une représentation-dilemme, dont les deux branches de l’alternative ont pour propriété de conduire également le sujet et l’analyste à l’échec. Ainsi le conflit, au lieu de devenir l’objet d’une représentation libératoire, organise à son image la structure même de la représentation et bloque les potentialités évolutives de celle-ci.

Nous allons fournir un exemple de ce dilemme ; le cas du taureau ratiocineur.

Observation n° 9 : Le cas du taureau ratiocineur

Dans le séminaire évoqué plus haut, les participants étaient répartis entre plusieurs petits groupes, chacun d’eux alternant des activités d’improvisation dramatique et de discussion libre. Voici le compte rendu de la dernière séance de psychodrame d’un de ces groupes.

Après plusieurs propositions de scénarios qui ne sont pas retenues et des commentaires sur les jeux précédents, il apparaît que, dans ce groupe, ce sont toujours les mêmes qui se mettent en avant, qui proposent, qui jouent et qui, par là, empêchent les autres de s’exprimer. Le moniteur interprète le dilemme des participants pris entre le désir de s’identifier au comportement des moniteurs (rester spectateur silencieux) et le désir d’obéir aux règles que ceux-ci proposent (s’impliquer dans l’action). Un des « silencieux » peut alors extérioriser son mécontentement. Le désir se manifeste de trouver un jeu qui intègre tout le monde.

Un des membres, qui a souvent apporté des thèmes au groupe afin d’aider celui-ci à démarrer ou afin de lui permettre de trouver un compromis entre des suggestions divergentes, propose : une course de taureaux avec un matador et deux taureaux ; « le taureau qui jouerait le jeu serait tué ; l’autre n’entre pas dans le jeu, il se demande pourquoi il est là, pourquoi le matador veut le faire venir, quelle entourloupette il va lui faire. » Tout le monde rit à cette suggestion qui figure symboliquement une difficulté bien connue dans le séminaire. Du coup, tout le monde ou presque peut participer. Un stagiaire connu pour son art des interventions provocatrices en début de séances choisit d’être le taureau qui fonce. Un autre stagiaire s’était fait remarquer en quittant la salle dès la seconde séance pour aller s’associer à une grève d’une heure du personnel de l’institution dans laquelle le séminaire se trouvait hébergé ; après quoi, il s’était engagé progressivement dans les activités proposées ; il choisit d’être le taureau qui réfléchit. L’initiateur du thème de la corrida s’attribue le rôle du matador. Plusieurs autres participants annoncent qu’ils seront la foule qui crie « ollé », ce que personne d’ailleurs ne songera plus à faire une fois le jeu démarré.

La première partie du psychodrame est un mime à peu près muet. Les deux taureaux entrent dans l’espace scénique. L’un d’eux, malgré les exhortations de l’autre, s’assied pour réfléchir. Soudain le premier, sans un mot, fonce sur le matador, qui agite sa cape et le soumet à quelques passes. Furieux d’être à chaque fois leurré, le taureau marque un temps d’arrêt et comprend qu’en fonçant sur la cape, il passe à côté de l’homme : il vise alors l’homme. Suit un bref corps à corps confus, dont les deux acteurs donneront au cours du commentaire ultérieur deux versions différentes : le taureau pensait avoir touché le matador et le matador était persuadé d’avoir esquivé son adversaire.

La deuxième scène est uniquement verbale. Le taureau fonceur s’assoit à côté du taureau « gréviste » et lui demande :

« Pourquoi es-tu venu là ?

— On m’a dit de venir. On était enfermé. J’ai cru qu’on nous libérait Et toi, tu cours après quoi ? Tu fonces dans le vide, tu donnes au hasard des coups de corne.

— Le rouge pour moi c’est comme un feu vert. J’ai l’impression de vivre. Je respire, je halète.

— Moi je suis là, je suis bien. Je suis bien là où je suis spectateur. »

Interpellé, le matador se mêle à la conversation :

« Il faut bien que j’agite la cape et que je sorte l’épée, puisque je suis payé pour cela » (allusion au montant de l’inscription payée par les participants et aux honoraires supposés des animateurs).

On lui demande ce qu’il pense des taureaux.

« Il y en a qui ne sont pas sympathiques : de vraies vaches.

— Oui, mais quand tu as à faire à un taureau qui ne bouge pas, tu es tout bête.

— Je vais te raconter ce que je ressens pour les taureaux que je tue (allusion à un moniteur du groupe large à qui les participants reprochaient de ne pas intervenir dans les réunions plénières et qui avait alors fait part, à la surprise générale, d’un profond sentiment personnel de solitude). D’abord je me prépare. Il me faut un médecin avec moi, car on reçoit des coups de cornes. Je m’habille. Puis je vais au corral, je sens l’odeur des bêtes, j’en suis tout pénétré, je les aime tellement que j’ai envie de les faire mourir.

— Eh bien moi, justement, je n’ai pas envie de mourir.

— Je te propose un contrat. Quand un taureau a été brave, je peux demander à la foule qu’on ne le tue pas. Voilà le contrat : on fait semblant de toréer, je te permets d’être brave et tu es grâcié. Mais il faut que tu aies l’air de jouer le jeu, sinon le public demanderait des comptes. Il faut faire aussi attention de ne pas trop se prendre au jeu…

— Non, je n’accepte pas ton contrat, je ne veux même pas prendre ce risque.

— Alors les picadors vont venir et tu verras ce qu’ils vont te faire.

— De toute façon je ne jouerai pas le jeu. »

Ayant dit cela, le taureau discutailleur se lève pour partir.

« Pourquoi tu ne veux pas jouer le jeu ?

— Je ne veux pas jouer car je ne tiens pas à ce qu’on me coupe les oreilles et la queue… »

C’est le mot de la fin, non prémédité d’ailleurs par son auteur et qui fait sensation chez tous, acteurs et spectateurs.

La discussion générale sur ce qui vient de se passer est alors ouverte.

« Cela me rappelle le taureau Ferdinand qui préférait courir après les fleurs.

— Je n’ai pas osé faire la foule tout seul, c’était une foule glaciale.

— On pourrait rejouer la scène en introduisant la foule (proposition qui soulève une forte opposition).

— On est venu ici pour quelque chose. Cela a été joué différemment. La foule est-elle contente, mécontente ? Personne n’a manifesté son opinion.

— Celui qui jouait le jeu et celui qui ne le jouait pas. Le second taureau

jouait à celui qui ne jouait pas. »

Le participant qui a fait le taureau fonceur : « Pourquoi je fonce ?

L’espace de l’arène m’est ouvert et le temps m’est compté. Si le temps m’était conté, comme dit l’autre… Il y a l’espace, il n’y a plus le temps. Alors il faut bien que je fonce. Je fonce sans réfléchir : je suis moi-même. Je n’ai plus été moi-même, tu l’as remarqué, quand je n’ai plus foncé et que j’ai écouté. Courir, oui, mais pas après du vent (allusion aux discours des moniteurs tenus pour vains). J’ai voulu embrocher non plus le vent mais celui qui maniait le vent.

— Et le taureau ratiocineur, qu’en pensons-nous ? »

Un spectateur : « Moi j’étais ce taureau discutant : j’étais là et pas là. »

Le participant qui a fait le taureau discutant : « Ce matin, je me suis réveillé en pleine forme, à la fois très satisfait de ce que j’avais vécu ici et très satisfait de retourner maintenant chez moi. J’étais le ravi qui est content de tout, tu vas me gâcher mon contentement. »

Le taureau fonceur : « Moi aussi, je suis très content. Ce qui m’embête, c’est que ce ne soit pas le cas pour tous. »

Une participante : « Content ou pas content, il y a eu du changement. »

Le moniteur : « Ce qui vient de se passer – le jeu entre quelques-uns, la discussion purement verbale, la foule anonyme – est une figuration des trois activités du séminaire : le psychodrame, le groupe de discussion, la réunion plénière. Le taureau pensant qui ne veut pas jouer : une figuration des animateurs. Chacun d’eux – animateurs, participants – a tué l’autre mais le jeu a bien montré que chacun reste vivant. »

Un participant : « La question reste en suspens : Qui es-tu toi ? »

Quelqu’un : « Un faux-frère ?

— Serait-ce une allusion à l’animateur ?

— Je ressens intensément la fin du groupe (allusion au fait qu’il ne reste plus que deux séances du séminaire).

— C’est peut-être pour cela qu’il est question de tuer… »

Le moniteur reprend : « On a joué non la mort, mais le spectacle de la mort.

— La mort présente en ce jeu… »

C’est l’heure de la fin : la séance est levée.

Une logique pathogène de la communication d’après l’école de Palo-Alto

L’école américaine de Palo-Alto a repensé la maladie mentale en termes de troubles de la communication. Il y a en effet une logique implicite des attitudes des parents, ou de leurs discours, qui peut enfermer l’enfant dans des contradictions telles que le développement de sa relation à lui-même et aux autres s’en trouve altéré plus ou moins gravement selon la précocité, la force et la permanence avec lesquelles cette logique se trouve administrée. A la suite de G. Bateson, les psychiatres et les logiciens de l’université de Palo-Alto19 à Stanford ont mis en évidence trois types de cette logique pathogène, auxquels ils ont donné les appellations suivantes : la tangentialisation disqualifiante, la mystification et la double entrave. Tous les trois sont à l’œuvre à des degrés divers dans cette séquence psychodramatique. Tous les trois impliquant que deux personnes soient dans une relation vitale ou du moins qu’il y ait pour un des deux interlocuteurs un enjeu vital dans cette relation.

La tangentialisation disqualifiante (tangentialization and disqualification) consiste en une non-prise en considération brutale du désir de communiquer manifesté par un interlocuteur et ceci, indépendamment du contenu de son message. L’interlocuteur qui a pris l’initiative d’entrer en communication et qui attend une réponse relative au contenu de sa communication se voit non pas approuvé ou critiqué pour ce qu’il dit mais dévalorisé pour avoir pris l’initiative d’entrer en communication. Au moment même où il s’engage dans une activité signifiante, il lui est dénié qu’il puisse être porteur de sens. Il lui est opposé un refus du sens au niveau originaire de celui-ci, une frustration sémantique primordiale. Tel est l’enfant, heureux de jouer, qui appelle sa mère pour lui manifester qu’il est heureux : « regarde comme je joue bien », et qui s’entend répliquer : « va te laver, grand sale. » C’est la mystification disqualifiante qui est implicitement dénoncée par le taureau ratiocineur : « à quoi bon entrer dans un échange où l’on ne risque que de prendre des mauvais coups ? », et retournée par lui contre le matador : tout ce que tu me dis, je le prends pour du vent. Sous-jacent à ce contenu manifeste, un contenu latent qui se rapporte au séminaire : les participants ne peuvent pas prendre au sérieux l’intention apparente des moniteurs de communiquer avec eux ; quant à l’invitation faite aux participants de prendre l’initiative des communications, ce ne peut être qu’un piège pour les disqualifier. A ce jeu-là, on ne peut que se faire couper la parole, c’est-à-dire couper la queue (la possibilité de prendre des initiatives) et les oreilles (la disposition à entendre).

La mystification est aussi une dénégation opposée à l’interlocuteur, mais qui porte sur le contenu de son message : ce qu’il ressent, ce qu’il pense, ce qu’il perçoit et qu’il essaie de communiquer par son message n’est pas considéré comme étant ce qu’il ressent ; ce qu’il pense, ce qu’il perçoit est faux ; l’autre – le mystifiant – sait mieux que lui la vérité sur lui. Ainsi cet enfant que sa mère plongeait régulièrement dans un bain trop chaud afin que l’eau soit à point pour baigner ensuite la petite sœur, qui tentait de faire état de la sensation physique douloureuse et insupportable qui l’envahissait et qui s’entendait répondre que l’eau n’était pas trop chaude, qu’il faisait là un caprice, que ce n’était pas vrai qu’il se sente échaudé et mal à l’aise – et qui finit par se taire jusqu’au jour où il fut victime d’une syncope. La corrida, et l’activité du séminaire qu’elle symbolise, sont représentés dans le psychodrame comme une mystification. Si on joue une corrida, en fait on discutaille, on ratiocine. Que l’on soit acteur ou spectateur, que l’on s’implique dans ce qui se passe ou que l’on réfléchisse dessus (allusion aux deux tâches assignées aux participants par les moniteurs), ce n’est qu’un jeu, qu’un comme si. Foncer est faux ; observer et interpréter est faux ; discuter, communiquer est vain. Là encore la rétorsion, le renvoi en miroir sont utilisés : à ces moniteurs qui prétendent déchiffrer à travers lçs sensations et les sentiments des participants un autre sens que celui vécu par les intéressés, ceux-ci n’apportent que du faux-semblant au lieu de communiquer ce qu’ils ressentent réellement.

La double entrave (double bind), ou communication paradoxale, est le plus connu des types de logique pathogène décrits par les chercheurs de Palo-Alto. Alors que dans les deux arguments précédents, un sujet en position de faiblesse se heurtait, dans sa tentative de s’affirmer comme sujet en communiquant, à une frustration de la part de son interlocuteur, c’est ici l’interlocuteur occupant la position de force qui prend l’initiative et qui piège le sujet en lui rendant intenable sa position de sujet. « Double entrave » a un sens non seulement quantitatif (l’interlocuteur énonce deux injonctions à l’égard du sujet) mais aussi et surtout qualitatif, double indiquant une duplicité, un paradoxe (les deux contraintes énoncées sont contradictoires entre elles). Plus précisément, la communication paradoxale est une injonction dans laquelle l’énonciation contredit l’énoncé. La forme la plus courante en est l’injonction paradoxale : « Je vous ordonne d’être spontané », ou encore ce panneau, sur une route, qui porte : « Ne tenez pas compte de ce signal. » La forme de raisonnement logique correspondante est le dilemme : le sujet est enfermé dans une alternative et obligé de choisir entre les deux branches A et B ; mais qu’il choisisse A ou qu’il choisisse B, de toute façon, s’il s’agit de réfléchir, les conséquences contrediront son choix initial (l’exemple le plus pur est l’affirmation « je mens » : si elle est fausse, elle est vraie, et si elle est vraie, elle est fausse), et s’il s’agit d’agir, ça tournera mal pour lui. Telle cette mère de schizophrène qui aimait à lui répéter, quand il était enfant : « Tu es un monstre, seule une maman peut t’aimer », ne laissant à celui-ci que l’alternative entre devenir un monstre pour être aimé d’une mère impersonnelle et ne pas rester monstre mais n’être plus rien.

L’injonction paradoxale est – c’est, rappelons-le, une condition nécessaire pour qu’un piège de la communication fonctionne – adressée à un être pour qui l’enjeu est vital et qui se trouve ainsi en position de faiblesse (enfant, malade, détenu, infirme, patient, amoureux, etc.) Elle est assortie d’une série de contraintes annexes qui interdisent au sujet de sortir de la situation paradoxale. Il pourrait en effet en sortir en exerçant son intelligence, en critiquant l’illogisme, la contradiction interne de ce qu’on lui demande : mais toute critique lui est dénoncée comme répréhensible ; chercher à prendre conscience lui est représenté comme une activité coupable. Il pourrait encore en sortir en extériorisant la surcharge agressive qui se produit inévitablement chez quiconque est mis de force dans une situation paradoxale et en tranchant par une réaction violente le nœud gordien : mais toute expression de ressentiment est condamnée comme un acte d’ingratitude, comme une conduite honteuse, comme une grave désobéissance aux règles du jeu établies par celui qui est en position de force. Si, enfin, il se replie sur lui-même, s’il se réfugie dans la passivité, on lui fait grief de son égoïsme, de son indifférence ; s’il n’utilise ni son intelligence ni son agressivité, on lui reproche sa sottise et sa mollesse. Une situation paradoxale est telle qu’il est interdit de ne pas y réagir, et impossible de ne pas y réagir d’une façon autre que paradoxale : ce qui est alors reproché au sujet pour le discréditer toujours plus.

L’injonction paradoxale dans la scène du taureau ratiocineur

La séance de psychodrame que nous avons rapportée est une suite de variations sur le thème de la communication paradoxale, ce que le moniteur pointe dès sa première intervention quand il met en évidence, à propos de la discussion préalable au jeu, l’alternative, pour les participants, entre identification au comportement neutre et peu participant des moniteurs et obéissance à la règle que ceux-ci proposent et qui est de se laisser aller, de s’exprimer, de s’engager.

Il n’est pas étonnant qu’ensuite le jeu mette en scène, à travers le thème du taureau ratiocineur, cette forme-type de l’injonction paradoxale que nous avons déjà évoquée : « Je vous ordonne d’être spontané. » La représentation paradoxale d’un taureau pensant, inverse de celle, célèbre, de l’homme comme roseau pensant, condense en effet les deux contraintes contenues dans cette injonction, à condition de l’entendre, de la part du participant qui a pris ce rôle, comme une dérision en miroir des animateurs du séminaire : ils passent leur temps à réfléchir sans jamais agir. Plusieurs critiques sont condensées dans cet énoncé. Première critique : iis gardent pour eux leurs réflexions ou les communiquent d’une façon si rare et si elliptique qu’elles ne profitent à personne : quelle est alors l’utilité de leurs réflexions ? L’aporie logique visée ici appartient à la catégorie suivante : Sois spontané dans ce que tu dis mais garde pour toi ce que tu penses. Deuxième critique : si les animateurs réfléchissent sans agir, il ne reste plus aux participants qu’à agir sans réfléchir. L’aporie est dans ce cas : Réfléchis avant d’agir et n’agis pas après avoir réfléchi. Troisième critique : Les animateurs en apparence réfléchissent, se taisent et nous laissent libres ; en réalité, ils sont des taureaux, le pouvoir et la force sont de leur côté. Cette aporie peut s’énoncer ainsi : Fais ce que tu veux à condition que ce soit moi qui en décide. La contradiction interne à ces diverses apories est concrétisée dans la remarque du taureau fonceur face au stimulus de la cape agitée devant lui : « Le rouge pour moi, c’est comme un feu vert. » Ce qui pourrait s’énoncer avec une plus grande pureté logique : c’est le feu rouge qui me donne le feu vert.

La résistance paradoxale s’exprime tout au long du jeu sous de multiples formes. Le taureau ratiocineur a accepté de venir dans l’arène parce qu’il était enfermé et qu’il a cru qu’on le libérait : illustration de l’aphorisme : les hommes se croient libres parce qu’ils ignorent les causes qui les font agir. Le taureau fonceur donne des coups de cornes, mais à travers la cape, c’est-à-dire dans le vide : illustration d’un autre aphorisme : le vouloir-vivre est le voile de Maïa, le leurre qui cause toutes nos souffrances. Ces deux aphorismes, dus l’un à la « sagesse » de Spinoza, l’autre à celle du Bouddha et de Schopenhauer, ne viennent pas là par hasard ; ils sont, comme beaucoup d’aphorismes philosophiques, des résistances à la pulsion de vie, à l’affirmation et au développement de la vie psychique : nous reviendrons tout à l’heure sur ce point. En étayant chacun sur un aphorisme implicite leurs deux arguments contradictoires, les deux taureaux nous font assister au montage, dans sa forme logique la plus pure, du dilemme énoncé au début du présent chapitre : nous qui venons pour nous former, ou bien nous jouons le jeu tel qu’on nous le propose et nous courons de gros risques, ou bien, nous n’entrons pas dans le jeu et il ne se passe rien ; dans les deux cas nous sommes perdants. Ce dilemme s’était exprimé dans une séance précédente de psychodrame du même groupe sous la forme suivante : un condamné à mort se voit offrir d’être libéré, à condition de se laisser inoculer une maladie mortelle jusque-là incurable, afin qu’on puisse essayer sur lui un traitement nouveau dont l’efficacité reste hypothétique. Dans le jeu, l’acteur qui soutenait ce rôle avait refusé la proposition, estimant qu’à rester détenu il avait autant de chance d’être grâcié qu’à devenir malade il en avait d’être guéri. La science-fiction a développé sous d’infinies variantes ce même dilemme fondamental. Dans les activités de formation utilisant le petit groupe non directif, il est souvent condensé dans le thème du cobaye ; les animateurs se servent de nous pour faire des expériences ; au lieu de travailler sur des animaux en laboratoire, ils procèdent à un élevage de cobayes humains. Le dilemme sous-entendu prend la forme suivante : ou bien ils maîtrisent leur technique mais ils ont des intentions suspectes, ou bien leurs intentions sont louables, mais ils ne contrôlent pas ce qu’ils déclenchent, ils agissent en apprentis-sorciers ; dans les deux cas nous nous exposons à être sinon détruits du moins mystifiés. Remarquons que dans tout cela – suprême raffinement logique – c’est l’argument de la mystification qui est mystificateur puisqu’en résistant aux opérations formatrices qui leur sont proposées avec la raison qu’elles sont mystificatrices, ceux qui demandent à être formés ne peuvent pas l’être, c’est-à-dire qu’ils se mystifient eux-mêmes.

L’expérience du travail psychanalytique dans les groupes de formation confirme les résultats de l’école de Palo-Alto. Les parents qui enferment très tôt leurs enfants dans les apories logiques les psychotisent. La régression produite chez les participants par une situation groupale de type psychanalytique les amène à revivre des angoisses psychotiques et à projeter sur les animateurs les raisonnements pathogènes correspondants. Le démontage de ces apories entraîne la reconnaissance de leur fausseté et la possibilité de dégagement du sujet par rapport à leur emprise : la séquence psychodramatique rapportée plus haut illustre bien ce dégagement nécessaire au moment de l’achèvement du séminaire. Un champ nouveau de recherches s’offre là à la dynamique des groupes : établir l’inventaire des raisonnements résistanciels pratiqués dans les groupes et procéder à leur classification en fonction des niveaux de l’angoisse collective et des formes de psychopathologie individuelle des membres.

Les paradoxes logiques sont des figures de la pulsion de mort

Là où commence notre désaccord avec l’orientation théorique des chercheurs de Palo-Alto, c’est lorsqu’ils soutiennent que leur perspective logico-psychologique supprime et remplace l’approche psychanalytique. Qu’elle la complète, c’est évident : à débusquer sans cesse le processus primaire, trop de psychanalystes ont fini par oublier l’existence et l’importance des processus secondaires. Mais par ailleurs pour le psychanalyste il ne saurait y avoir d’explication d’un processus psychique tant que n’ont pas été mis en évidence le motif, le désir, la pulsion qui cherchent à s’accomplir dans ce processus.

Reprenons sous cet angle le cas du taureau ratiocineur. Nous avons étudié surtout le dilemme des taureaux et insuffisamment celui du matador. Ou bien c’est sans désir et uniquement parce qu’il est payé qu’il exécute tout ce qu’il fait, ou bien il le fait parce que cela répond en lui à un vœu profond ; dans les deux cas, le résultat est le même, il donne la mort. Qu’il la donne froidement, en mercenaire, ou passionnément, en artiste, la conclusion, à savoir la mort, est posée d’avance. Il ne s’agit pas là que d’une figuration de l’absurdité de la condition humaine, qui fait de la mort l’inévitable conclusion de la vie. La mort, dans ce dilemme, est présentée comme la conclusion d’une intention : que ce soit par une volonté consciente ou par un désir inconscient, l’homme veut la mort de l’autre, le maître de l’esclave, l’instituteur de ses élèves, les parents de leurs enfants, les animateurs de leurs stagiaires. Le dilemme des deux taureaux demande alors à être reformulé : qu’on se soumette (cas du taureau fonceur menacé par le matador), qu’on se révolte (cas du taureau ratiocineur menacé par les picadors), la mort est au bout.

Qu’on se soumette à quoi, qu’on se révolte contre quoi ? L’objet visé par l’alternative soumission/révolte n’est pas seulement le personnage supposé fort, adulte, non châtré. Il est tout autant, il est surtout la pulsion destructrice intérieure. Si c’est moi qui me laisse aller à la pulsion de détruire, je deviens pour les autres destructeur. Si ce sont les autres qui se laissent aller à la pulsion de détruire, ils deviennent pour moi destructeurs. Détruire – être détruit, tel est le dilemme fondamental que pose au sujet l’existence en lui des pulsions de mort et dont l’angoisse de castration, évoquée dans la réplique finale du psychodrame « Je ne veux pas qu’on me coupe les deux oreilles et la queue », représente un cas particulier.

Ainsi l’analyse du mécanisme logique mis en scène par cette séquence psychodramatique n’épuise pas l’interprétation psychanalytique de cette séance. Ce mécanisme logique est une forme particulière de la résistance, le problème restant de savoir : résistance à quoi ? Une première remarque concerne le transfert : dans cette séance le transfert, qui porte plus sur le groupe que sur les moniteurs, est un transfert persécutif, le groupe étant vécu comme persécuteur. Comme dans le fantasme du groupe-machine où le groupe est persécuteur-séducteur, la position que les participants élaborent est la position paranoïde, mais sans l’élément de séduction. Plus précisément, le moniteur de cette séance de psychodrame – interprétation dont il a parlé aux deux observateurs aussitôt la séance finie mais qu’il n’a évidemment pas communiquée aux participants – l’a comprise comme une représentation burlesque de l’activité des moniteurs entre eux, c’est-à-dire fondamentalement comme une scène primitive sadique, et accessoirement comme un retournement sur les moniteurs de ce qui est entendu, dans les interprétations qu’ils donnent, comme mystification et tangentialisation disqualifiante.

Dans son article de 1925 sur la Dénégation, Freud a montré que l’adverbe « non » et que la forme négative de l’énoncé verbal ne peuvent exister comme outils logico-grammaticaux qu’à condition d’être investis par la pulsion de mort. Refuser, nier, sont des équivalents symboliques de détruire. Mais ni lui ni ses successeurs n’ont poussé plus loin l’étude, ainsi amorcée, des figures non plus de l’énoncé, mais du raisonnement dans lesquelles la pulsion de mort trouve une représentation qu’elle cherche à imposer au sujet et à faire imposer par lui aux autres. Une phrase malencontreuse de Freud, disant de cette pulsion qu’elle opère en nous en silence, a servi de point d’ancrage à la résistance à analyser les figures de sa représentation. Non, croyons-nous nécessaire d’affirmer, la pulsion de mort n’est pas muette. Avant l’acquisition du langage, elle se fait entendre, pour reprendre le titre célèbre de Faulkner, dans le bruit et la fureur. Après son acquisition, elle tient des discours selon des modes logiques très particuliers, dont nous avons, à la suite de l’école de Palo-Alto, cherché à mettre en évidence quelques-uns. La résistance au travail psychanalytique dans les groupes de formation peut maintenant être précisée : la psychanalyse est restée pour le public ce qu’elle a été au début pour Freud, l’investigation des avatars et des conflits de la pulsion sexuelle, couverture idéologique qui permet aux pulsions de mort de tenir leurs représentants psychiques hors du champ de l’analyse. Or, se former, c’est parvenir à tenir sur soi et sur les autres des discours, intérieurs ou explicites, dans lesquels les deux catégories pulsionnelles – les pulsions de vie, les pulsions de mort – soient représentées, dans leur complémentarité comme dans leur opposition. R. Kaës (1975) a décrit la fantasmatique qui en résulte chez les parents, éducateurs et formateurs : on (dé)forme un enfant.


15 Une première ébauche de ce chapitre a paru dans les Etudes philosophiques, 1974, n* 1, pp. 3-13. Nous remercions Bernard Gibello de nous avoir fait connaître les travaux, auxquels nous nous référons ici, de l’école de Palo-Alto, de nous avoir fourni l’occasion d’observer la séance de psychodrame que nous rapportons et de nous avoir aidé par ses remarques à développer cette première ébauche de ce que nous avons appelé depuis le « transfert paradoxal » (1975).

16 Nous avons développé cette idée dans « La fantasmatique de la formation psychanalytique » (Anzieu D., 1973).

17 Les systèmes psychiques en questions étant le ça, le Moi (y compris le Moi Idéal) et e Surmoi (y compris l’idéal du moi)

18 Cette idée est plus longuement développée par R. Kaës, D. Anzieu et coll., Désir de former et formation du savoir, 1976.

19 Trois publications sont accessibles en français sur les travaux de cette école : l’article canadien de Morissette et coll. (1968) comporte une abondante bibliographie : un ouvrage américain de Watzlawick et coll. (1967) a été traduit sous le titre Une logique de la communication', un second l’a été sous le titre Changements, paradoxes et psychothérapies (Seuil. 1975). Cf. également mon article « le Transfert paradoxal » (Nouvelle Revue lie Psychanalyse, 1975. n° 12, pp. 49-72).