12. L’enveloppe thermique

L’enveloppe de chaleur

Une observation assez fréquente en relaxation est significative. Le relaxant, arrivé en avance et installé seul dans la pièce, commence l’exercice. Il ressent assez rapidement et agréablement la chaleur dans tout son corps. Le relaxateur, qu’il attend, arrive : la sensation de chaleur disparaît aussitôt. L’intéressé en fait part au relaxateur, qui est par ailleurs psychanalyste et qui cherche, par la poursuite du dialogue, à élucider et à lever la cause de cette disparition : en vain. Le psychothérapeute se résout alors à rester silencieux et à se détendre lui-même, en laissant le patient, selon la description de Winnicott (1958), faire l’expérience d’être seul en présence de quelqu’un qui respecte sa solitude, tout en protégeant celle-ci par sa proximité. Le relaxant retrouve alors progressivement la sensation globale de chaleur.

Comment comprendre cette observation ? Le patient, seul dans une pièce familière et valorisée, vit une expérience d’accroissement et d’élation du Soi, avec une extension des limites du Moi corporel aux dimensions mêmes de la pièce. Le bien-être d’avoir un Moi-peau d’une part en expansion, d’autre part lui appartenant en propre, ravive l’impression primaire d’une enveloppe de chaleur. L’entrée du psychothérapeute représente une effraction traumatique dans cette enveloppe trop large et trop fragile (la barrière de chaleur est un médiocre pare-excitation). La chaleur disparue, le patient cherche, en interaction avec le psychothérapeute, un nouvel étayage sur lequel pourrait fonctionner son Moi-peau. Serait-ce le fantasme archaïque d’une peau commune aux deux partenaires ? Mais le relaxateur parle au lieu de toucher le corps et le relaxant résiste à une telle régression. Il retrouve la sensation englobante de chaleur quand l’angoisse de l’effraction s’est dissipée et que son Moi corporel est revenu à des limites plus proches de celles du corps propre. La présence discrètement protectrice du relaxateur (analogue à la neutralité silencieusement bienveillante du psychanalyste) laisse le patient libre de se réapproprier un Moi-peau en s’identifiant au thérapeute lui-même assuré de son propre Moi-peau. Le patient échappe au triple risque de voler la peau de l’autre, ou d’avoir sa peau volée par l’autre, ou d’être revêtu par le cadeau empoisonné de la peau de l’autre qui l’empêcherait d’accéder à une peau indépendante. L’impression de chaleur s’étend du Moi corporel au Moi psychique et enveloppe le Soi.

L’enveloppe de chaleur (si celle-ci évidemment reste tempérée) témoigne d’une sécurité narcissique et d’un investissement en pulsion d’attachement suffisants pour entrer en relation d’échange avec l’autre, à condition que ce soit sur un pied de respect mutuel de la singularité et de l’autonomie de chacun : le langage courant parle alors significativement de « contacts chaleureux ». Cette enveloppe délimite un territoire pacifique, avec des postes frontières permettant l’entrée et la sortie de voyageurs dont on vérifie seulement qu’ils n’ont pas d’intentions et d’armes malveillantes.

L’enveloppe de froid

La sensation physique de froid éprouvée par le Moi corporel et conjuguée à la froideur, au sens moral, opposée par le Moi psychique aux sollicitations de contact émanant d’autrui, vise à constituer ou à reconstituer une enveloppe protectrice plus hermétique, plus fermée sur elle-même, plus narcissiquement protectrice, un pare-excitation qui tient autrui à distance. Le Moi-peau, je l’ai dit, consiste en deux couches plus ou moins séparées l’une de l’autre, l’une tournée vers les stimulations exogènes, l’autre vers les excitations pulsionnelles internes. Le destin n’est pas le même, selon que l’enveloppe froide concerne la couche externe seule, la couche interne seule, ou les deux, ce qui peut conduire à la catatonie.

Je me limiterai au cas de l’écrivain. La première phase du travail psychique créateur est non seulement une phase de régression à une sensation-émotion-image inconsciente appelée à fournir le thème ou le ton directeur de l’œuvre, mais une phase de « saisissement », métaphorisée par une plongée dans le froid, une ascension hivernale, une marche épuisante dans la neige (cf. le cygne mallarméen pris dans la surface gelée d’un lac), avec accompagnement de frissons et recours à la maladie physique et à la fièvre pour se réchauffer, avec la sensation mortelle de perte des repères dans la blancheur d’un brouillard givrant, avec le « refroidissement » des relations amicales et amoureuses45. La face externe du Moi-peau devient une enveloppe froide, qui suspend en les figeant les rapports avec la réalité extérieure. La face interne du Moi-peau, ainsi à l’abri et surinvestie, se trouve disponible au maximum pour « saisir » les représentants pulsionnels habituellement refoulés, voire non encore symbolisés, dont l’élaboration fera l’originalité de l’œuvre.

L’opposition du chaud et du froid est une des distinctions de base que le Moi-peau permet d’acquérir et qui joue un rôle notable dans l’adaptation à la réalité physique, dans les oscillations de rapprochement et d’éloignement, dans la capacité de penser par soi-même. Je rappelle le cas de transfert paradoxal (que j’ai rapporté dans mon article sur ce thème : cf. Anzieu D., 1975 b), où les perturbations de l’équilibre de l’humeur, l’obstination masochiste à maintenir une vie conjugale insatisfaisante, certaines faillites du raisonnement, ont pu être rattachées par le travail psychanalytique notamment à une altération précoce de la distinction du chaud et du froid.

Observation d’Erronée

Il s’agit d’une femme pour laquelle je n’ai pas trouvé de meilleur pseudonyme que celui d’Erronée, étant donné la fréquence et l’intensité dramatique avec lesquelles il lui fut opposé, tout au long de son enfance et souvent encore de son âge adulte, que ce qu’elle ressentait était erroné. Enfant on la baignait, non pas en même temps que son petit frère, ce qui eût été indécent, mais juste avant. Aussi, afin que le bain fût à la température convenable pour le garçon, on préparait pour Erronée un bain brûlant dans lequel on la plongeait de force. Si elle se plaignait de la chaleur excessive, la tante qui, les deux parents travaillant, avait la charge des enfants la traitait de menteuse. Si elle criait de malaise, la mère, appelée pour avis, l’accusait de simagrées. Quand elle sortait de la baignoire rouge comme une écrevisse, titubante et sur le point de défaillir, le père qui dans l’intervalle était venu en renfort, lui reprochait de n’avoir ni tonus ni caractère. Elle ne fut prise au sérieux que le jour où elle s’affaissa prise de syncope. Elle eut à subir d’innombrables situations analogues suscitées par la jalousie de cette tante abusive, par l’indifférence lointaine d’une mère accaparée par son métier et par le sadisme du père. En voici un trait présentant un caractère de double contrainte (double bind). Elle qui, toute petite, avait été vouée par sa tante et sa mère aux bains brûlants, fut, ayant grandi, interdite de bain par son père ̶ les bains chauds sont amollissants pour le corps et le caractère ̶ et vouée à des douches froides qu’elle avait obligation de prendre hiver comme été dans une cave non chauffée de la maison où l’appareil avait été installé de façon délibérée. Le père venait contrôler sur place, même quand sa fille devint pubère.

Erronée revécut d’innombrables fois dans ses séances de psychanalyse la difficulté de me communiquer ses pensées et ses affects dans la terreur que je ne dénie leur vérité. Elle éprouvait brusquement sur le divan une sensation de froid glacial. Souvent elle gémissait et éclatait impulsivement en sanglots. Plusieurs fois, il lui arriva d’éprouver en séance un état intermédiaire entre l’hallucination et la dépersonnalisation : la réalité n’était plus la réalité, sa perception des choses s’embuait, les trois dimensions de l’espace vacillaient ; elle-même continuait d’exister mais séparée de son corps, à l’extérieur de celui-ci. Expérience qu’elle comprit d’elle-même, quand elle l’eut verbalisée suffisamment en détail, comme la reviviscence de sa situation infantile dans la salle de bains, quand son organisme était à la limite de l’évanouissement.

J’ai cru pouvoir faire avec Erronée l’économie du transfert paradoxal : en cela, ce fut mon tour d’être erroné. Elle m’avait témoigné assez vite un transfert positif et je pus, en m’appuyant sur lui, lui démonter le système paradoxal dans lequel l’avaient mis ses parents et dont elle ne cessait de me parler. Cette alliance thérapeutique positive produisit d’heureux effets dans sa vie sociale et professionnelle et dans sa relation avec ses enfants. Mais elle restait hypersensible et fragile : la moindre remarque d’un interlocuteur habituel de sa vie ou de moi-même la plongeait dans ce désarroi profond où elle n’était plus sûre de ses propres sensations, idées et désirs, où les limites de son Moi s’estompaient. Brusquement elle bascula dans le transfert paradoxal, localisant désormais ses difficultés dans la cure avec moi, me vivant comme celui dont elle ne pouvait se faire entendre et dont les interprétations (qu’elle m’attribuait ou dont elle déformait le sens) visaient à la négation systématique d’elle-même. Sa cure ne recommença à progresser que :

  • quand j’eus pleinement accepté d’être l’objet d’un transfert paradoxal ;
  • quand elle eut la preuve à la fois qu’elle pouvait m’atteindre émotionnellement mais que je restais ferme dans mes convictions.

En déniant que l’enfant ressente effectivement ce qu’elle ressentait : « ta sensation d’avoir trop chaud est fausse, c’est ce que tu dis, mais ce n’est pas vrai que tu l’éprouves ; les parents savent mieux que les enfants ce que ceux-ci ressentent ; ni ton corps ni ta vérité ne t’appartiennent », les parents se situaient non plus sur le terrain moral du bien et du mal mais sur celui, logique, de la confusion du vrai et du faux et leur paradoxe obligeait l’enfant à intervertir le vrai et le faux. D’où les troubles consécutifs dans la constitution des limites du Moi et de la réalité, dans la communication à autrui de son point de vue. Ainsi s’instaure ce qu’Arnaud Lévy a, dans une communication restée inédite, décrit comme une subversion de la logique, comme un pervertissement de la pensée, nouvelle forme de la pathologie perverse venant s’ajouter aux perversions sexuelles et à la perversion morale.


45 J’ai donné une description plus détaillée de ce saisissement réfrigérant dans mon livre Le Corps de l’œuvre (1981 a, p. 102-104).