14. La confusion des qualités gustatives

L’amour de l’amertume et la confusion des tubes digestif et respiratoire

Observation de Rodolphe

Rodolphe, à la prestance d’archiduc et à l’esprit redoutant une menace mortelle, est en seconde analyse avec moi. Sa première analyse a surtout porté sur ses problèmes œdipiens. Il m’apporte ses failles narcissiques, dont certaines se manifestent à travers des symptômes psychosomatiques. Nausées et vomissements peuvent être rattachés à une relation paradoxale avec le couple parental : l’amer était imposé comme bon et ingurgité jusqu’au déclenchement d’un rejet réflexe par l’organisme ; le vin, le sang, le vomi étaient mal différenciés ; et on le mettait en garde contre le sucré jugé mauvais. D’où chez Rodolphe une disqualification précoce et répétée des qualités gustatives naturelles à l’organisme (cf. p. 1, supra). Rodolphe souffre de brouillages consécutifs dans la pensée et dans la communication. Ses rêves représentent souvent des scènes qui se déroulent dans le brouillard. Dans son travail, il lui arrive de brouiller les questions qui lui sont posées : il fait du brouillard, de la fumée, pour noyer les problèmes. D’ailleurs, il fume beaucoup. Il apparaît que fumer, pour lui, est une façon de faire du brouillard par rapport aux injonctions paradoxales que lui imposaient ses parents, particulièrement aux moments des repas pris dans la cuisine, envahie par la vapeur brouillardeuse de la lessive qui bouillonnait et des plats qui mijotaient.

Dans une séance où il me rapporte un incident professionnel de l’ordre du brouillage, cet incident peut être mis en rapport avec le transfert. À la séance précédente, en effet, Rodolphe a apporté un rêve sur lequel il a associé tous azimuts sans me laisser le moindre intervalle non seulement pour intervenir mais même pour penser. J’interprète qu’il m’avait brouillé la vue, en produisant une barrière de brouillard entre lui et moi. Il ajoute qu’il s’est ainsi brouillé avec moi. Mais au lieu d’en prendre conscience il a agi en se brouillant le lendemain avec un collègue. La séance continue. Il se sent moins brouillardeux, plus ferme, plus capable de penser. Mais il lui a fallu fumer une cigarette avant de venir à sa séance. Il précise son dilemme : ou bien il pense et il est dans une forte angoisse ; ou bien il prend du plaisir (une cigarette, un tranquillisant) et il ne pense plus. C’est ce qui s’est passé avec sa première psychanalyse.

J’interprète qu’il n’y a pas de fumée sans feu, que fumer (avec les troubles respiratoires et digestifs dont il se plaint, notamment un sentiment douloureux de brûlure des poumons) consiste pour lui à faire la part du feu. Pour que le reste aille bien, il croit nécessaire de sacrifier un organe, de contrôler une menace mortelle en la localisant en un endroit précis du corps.

Quelques séances plus tard, Rodolphe revient sur ce symptôme tabagique qu’il met en relation avec ses symptômes alimentaires. Il précise comment il fume : il s’emplit les poumons de fumée et il la garde sans plus pouvoir respirer. C’est une alternative dont l’autre branche consiste à ne pas pouvoir garder la nourriture et à la rejeter en expirant l’air. D’où ses vomissements avec hoquets. Sa description de ses vomissements est si réaliste et vivace que je dois lutter contre la nausée qui me gagne. Je fais un effort pour rattacher ce symptôme qu’il a induit en moi aux circonstances dans lesquelles ce symptôme se produisait en lui : son père se levait de table pour aller vomir ou uriner dans l’évier ; la télévision braillait, les odeurs de cuisine encerclaient Rodolphe d’une enveloppe nauséabonde, redoublée par les « engueulades » fréquentes dont il était alors l’objet. J’interprète son identification au père vomissant et sa tentative de m’entraîner dans la même contagion qu’il avait subie.

À propos d’un plat de spaghettis à la tomate dont il s’était repu récemment et qui s’était terminé en indigestion, Rodolphe prend conscience d’une erreur qu’il commettait dans son enfance : il croyait que son père vomissait du sang, c’était en fait de la tomate. Je souligne l’excès d’acidité de la tomate et l’incertitude des limites entre soi et l’autre symbolisée par la forme des spaghettis.

Rodolphe revient sur la première séance que j’ai rapportée ici. Il remplit tellement le volume des séances que je ne peux ni avoir une pensée ni « en placer une », alors qu’il a tellement soif de mes paroles. Il s’emplit d’air et il dégorge la nourriture.

J’interprète sa confusion entre le tube respiratoire et le tube digestif et je précise son image du corps : aplati, traversé par ce tube unique, avec la nécessité de se gonfler d’air et de fumée pour acquérir de l’épaisseur, du volume, pour passer de la bidimensionalité à la tridimensionalité.

Rodolphe associe sur le fait qu’enfant il avalait l’air en mangeant, que ses parents le menaçaient d’aérophagie, que cette façon de faire lui arrive encore maintenant. Il souligne la qualité érogène de la fumée dans les poumons : la brûlure qu’il ressent est, pour son intelligence, le signe d’une menace de maladie aux poumons (et l’indication qu’il devrait s’arrêter de fumer) ; mais pour ses sens, c’est une sensation agréable : « Ça lui tient chaud à l’intérieur. »

J’interprète d’une part le déplacement du plaisir d’absorption, de l’estomac (où ce plaisir est insatisfaisant) aux poumons (où il peut le contrôler et le provoquer lui-même) ; et d’autre part, le paradoxe qui lui fait sentir comme bon quelque chose qui est mauvais pour son organisme ; enfin, je suggère un rapport entre ces deux données : quand sa mère le nourrissait abondamment mais mal, l’image de la mère qu’il absorbait avec la nourriture ne lui tenait pas assez chaud au corps.

Rodolphe ajoute que cela concerne aussi son père et qu’il comprend pourquoi il éprouve des nausées : son père le forçait à manger des épinards dont l’amertume répugnait à Rodolphe, en affirmant que c’était bon pour sa santé, que ça contenait du fer et que ça le fortifierait.

Moi : ̶ Ce que votre corps ressentait spontanément comme mauvais, à savoir l’amertume de ce plat, on le présentait à votre esprit comme bon. D’où votre tendance à chercher du plaisir à rencontre des conditions naturelles. Pour les enfants le sucré, c’es bon ; l’amer, c’est mauvais. Et le salé est intermédiaire : au début, ils le trouvent mauvais, puis ils apprennent à l’aimer jusqu’à une certaine proportion.

Rodolphe répond que pour lui l’opposition fondamentale en matière de saveurs est celle du sucré et du salé ; il déteste leur mélange dans la cuisine. Par contre, il mange encore actuellement beaucoup de choses amères qu’il aime et dont il se rend compte en effet maintenant qu’elles lui font du mal : d’où ses crises de nausées, d’indigestions et de vomissements dans les transports publics, lors d’invitations chez des amis ou même certaines fois en séance avec moi.

Aux séances suivantes, Rodolphe revient sur le thème du brouillard. Il a non seulement la digestion brouillée, mais il y a en lui un noyau de brouillard qu’il me désigne comme son noyau fou. Celui-ci s’avère en rapport avec un fantasme de scène primitive : Rodolphe évoque à l’occasion d’un rêve, le souvenir (souvenir-écran ?) d’une scène fréquente où son père, homme âgé et jaloux, surveille sa jeune femme qu’il suspecte de flirter avec un voisin par la fenêtre. Rodolphe assiste à la scène en témoin désireux de défendre sa mère. Le père épie à travers la vitre opaque de la porte de la cuisine ou à travers un rideau de fumée ou de vapeur d’eau que la mère provoque en cuisinant ou en repassant. Le père est fou, il a pris à la main un couteau de cuisine : c’est ainsi que le regard de Rodolphe le surprend à travers le brouillard du rêve, brouillard qui fait écran aux deux sens du terme : qui interpose une barrière et qui fournit une surface de projection. Je souligne la jonction entre les deux sens de « brouillé » qu’il avait revécus successivement dans le transfert : il me brouillait la vue, il se brouillait avec moi. Cette jonction s’opère par l’élaboration d’un fantasme œdipien : son père « voyait » à travers le brouillard l’infidélité de sa femme, et aussi les désirs incestueux de Rodolphe qui faisait imaginairement corps avec elle contre lui ; et à son tour, Rodolphe « voyait » à travers le brouillard la menace mortelle émanant de son père : le père pourrait la tuer (contenu manifeste) ; il pourrait le tuer (contenu latent).

Plusieurs séances sont à partir de là consacrées à l’analyse du noyau « fou » de Rodolphe : fou en ce que s’y réunissent, confondent et embrouillent une problématique narcissique et une problématique œdipienne qui ont chacune leur « logique » ou leur « folie » propre.

Les paradoxes gustatifs et respiratoires auxquels Rodolphe a été soumis précocement ont été redoublés, dans la deuxième enfance, par des paradoxes sémantiques qu’il continuait d’entendre dans sa tête sans être jusque-là conscient de leur origine (confirmation de l’hypothèse freudienne d’une racine acoustique du Surmoi). Ces paradoxes acoustiques intriqués aux paradoxes gustatifs et respiratoires, ont renforcé le brouillage de sa pensée logique et ont étendu ce brouillage de la pensée perceptive primaire à la pensée verbale secondarisée. Le double surinvestissement narcissique, chez Rodolphe, de la pensée logique et de l’image de lui discourant et discutant qu’il donnait aux autres, est venu à l’adolescence colmater, avec une réussite inégale, une insécurité narcissique, une incertitude sur les frontières du Moi et du Surmoi d’une part, du Moi psychique et du Moi corporel d’autre part.

Quand il a eu, dans l’intervalle, à aborder la problématique œdipienne (Rodolphe l’a affrontée et, pour une bonne part, dépassée, avec l’aide de sa première cure), ses failles narcissiques (figurées par le brouillard) ont altéré et obscurci cet affrontement. La perception d’une excessive violence pulsionnelle ̶ sexuelle et agressive ̶ chez ses parents a handicapé la reconnaissance et l’emploi des forces pulsionnelles chez lui. Il ne disposait que d’une enveloppe de brouillard pour s’en protéger, faute d’un Moi-peau suffisamment contenant pour se les approprier. D’où sa terreur devant les poussées pulsionnelles ressenties comme une menace de folie. Au lieu de s’avouer ses propres désirs respectivement incestueux et parricide envers sa mère et son père, Rodolphe voit, dans le brouillard, (c’est-à-dire dans un Soi mal délimité) la folie amoureuse de sa mère et la folie meurtrière de son père (c’est-à-dire les pulsions des autres, non les siennes).

Ce fragment de la cure de Rodolphe m’incite à trois commentaires.

  1. Analyser, c’est toujours analyser le complexe d’Œdipe, mais ce n’est pas analyser que lui. Toute problématique œdipienne est intriquée, embrouillée dans une problématique narcissique. Il faut, tôt ou tard, les débrouiller. Selon les cas, cela se fait par un travail d’interprétation en alternance souple (quand l’essentiel des identifications post-œdipiennes a été acquis) ou selon des phases séparées (quand les failles narcissiques ont été et restent importantes). Dans ce dernier cas, il faut prendre le temps de la régression du patient à ces failles, de leur investigation, de leur perlaboration, avant que le patient ne passe de lui-même d’un transfert en miroir (chez les personnalités narcissiques) ou d’un transfert idéalisant (dans les états limites), à un transfert œdipien. Le dogmatisme de certains psychanalystes qui veulent tout ramener à des problèmes œdipiens reviendrait à mettre la charrue avant les bœufs. En interprétant le transfert narcissique de leur patient comme une résistance à aborder le complexe d’Œdipe (ce qu’il est aussi et qu’il convient d’interpréter, mais seulement le moment venu), c’est leur propre résistance à travailler sur ce que Rosolato (1978) a appelé l’axe narcissique des dépressions qu’ils projettent sur le patient. Un tournant dans cette seconde cure de Rodolphe est venu de sa prise de conscience, favorisée par mes interprétations topographiques (et pas seulement économiques et génétiques), de la configuration particulière de son Moi-peau : une enveloppe de brouillard, un espace interne aplati, écrasé, une indistinction du tube digestif et du tuyau respiratoire.
  2. Rodolphe a eu de bons contacts de peau à peau, et des échanges tactiles signifiants avec sa mère et il a acquis la structure de base du Moi-peau. Ce qui a été déficient, résulte des mauvais emboîtements de l’enveloppe tactile avec les enveloppes gustative puis sonore. Un des effets majeurs de sa seconde psychanalyse a été de rétablir des emboîtements mieux ajustés.
  3. Les scénarios œdipiens, comme la grande majorité des fantasmes, sont visuels. Passer de la problématique narcissique à la problématique œdipienne, c’est passer du tactile, du gustatif, de l’olfactif, du respiratoire, au visuel (le sonore faisant, sous deux formes différentes, partie des deux niveaux) : ce passage requiert la mise en œuvre de ce que j’ai appelé plus haut le double interdit du toucher.