Un cas de « déjà vu »

Les psychologues appellent « déjà vu » ce phénomène relevant de la « psychopathologie de la vie quotidienne » où, au moment de vivre une situation ou un événement, l’on est envahi par l’étrange impression, voire même la certitude, que tout cela, on l’a déjà vécu une fois, exactement de la même façon — sans qu’il soit possible d’évoquer l’événement antérieur qui est à la base de cette impression. Selon Freud, cet état d’âme étrange et parfois pénible est provoqué par la réminiscence (inconsciente) d’un fantasme inconscient ou d’une rêverie diurne. Notre psychisme a donc effectivement déjà vécu autrefois, et de la même façon, cet événement resurgi du passé — ou plus exactement, l’atmosphère où il baigne ; cependant, comme l’événement s’est déroulé dans l’inconscient, il ne peut s’en souvenir consciemment, mais seulement avec ce sentiment d’inexplicable familiarité qui caractérise le phénomène.

J’ai pu, il y a quelque temps, compléter cette explication de Freud en observant que l’impression de déjà vu peut se fonder non seulement sur des fantasmes diurnes (rêveries), mais aussi sur un rêve oublié (refoulé) de la nuit précédente. Dans les éditions récentes de son livre, Freud fait état de cette observation1.

Une de mes malades raconte pendant sa séance d’analyse un rêve fait à l’époque où elle était jeune fille, et où son amoureux lui apparaît avec une moustache taillée court, « en brosse à dents ». Immédiatement avant le récit du rêve, la jeune fille venait de raconter combien il lui avait été pénible autrefois d’entendre l’aveu de ce jeune homme que les hommes ne venaient pas vierges au mariage comme les femmes, mais riches d’une abondante expérience érotique. Questionnée sur ce que lui rappelait la brosse à dents, et sur ce qu’elle aurait pu reprocher à la toilette buccale de son ami, elle reconnut qu’il lui arrivait de percevoir chez lui l’odeur caractéristique d’une « digestion difficile ». Le matériel contenu dans ces souvenirs a permis de ramener l’extrême sensibilité aux odeurs de cette malade à l’idée pénible qu’elle pourrait sentir l'odeur d'autres femmes sur son fiancé. Lorsque je lui communiquai cette hypothèse, la malade s’écria : « tout ce qui se passe ici, en ce moment autour de moi, m’est déjà arrivé une fois. Vos paroles, votre voix, les meubles, tout, tout est déjà arrivé une fois, exactement ainsi, sans aucune différence ! » Je lui expliquai qu’elle venait de vivre l’expérience bien connue du « déjà vu », ce qui confirmait en quelque sorte mon hypothèse. La malade répondit : « Oh, cette impression, nous (elle et sa sœur) la connaissons depuis l’enfance ; nous avions l’habitude de dire que les choses nous paraissaient familières sans doute parce que jadis, lorsque nous étions encore des crapauds, nous les avions déjà vues ». Je rappelai à la malade que lorsqu’elle était encore un crapaud (embryon) elle se trouvait effectivement en relation étroite avec un corps féminin (sa mère) et à proximité d’organes et d’excréments qui — elle me l’avait dit précédemment — éveillaient sa répugnance. La malade se souvint alors de certaines de ses théories sexuelles infantiles (l’histoire de la cigogne avec le lac et les crapauds, la naissance par voie anale, etc...) en même temps que de l’odeur qu’avait le corps de sa mère lorsqu’elle était autorisée à aller dans son lit.

Le contenu du rêve, du « déjà vu », de même que les idées associées, témoignent en faveur de l’existence d’un rapport (inconscient), soupçonné de longue date, entre la fixation homosexuelle et l’hyperesthésie olfactive, qui peut se manifester chez la femme par une antipathie excessive pour « l’odeur de femme ».

Ce cas confirmait en même temps ce que j’avais pu observer par ailleurs, à savoir que le déjà vu et le rêve sont en étroite relation entre eux. Mais jusqu’à présent je n’avais rencontré cette relation qu’entre le « déjà vu » et un rêve de la nuit précédente ; ce cas m’a appris qu’un « déjà vu » actuel peut également se rapporter à des rêves anciens. Si nous tenons compte de la première interprétation que Freud a donnée du « déjà vu », à savoir que le phénomène résulterait de la réminiscence d’une rêverie diurne inconsciente, nous pouvons résumer en disant que le « déjà vu » appartient à la série des formations symptomatiques transitoires2 et signifie toujours la reconnaissance par l'inconscient d'un événement actuel.

La théorie infantile de la malade concernant le « déjà vu » est également à noter. Cette théorie fait remonter l’étrange impression de familiarité à une existence antérieure où le psychisme habitait encore un autre animal (le crapaud). Le pressentiment de Freud, qui avait évoqué la possibilité d’une telle théorie, y trouve donc une confirmation3.

Nous pouvons d’ailleurs considérer la théorie de la métempsychose, obstinément défendue depuis des temps immémoriaux, comme la projection mythologique de l’irruption dans la conscience des traces mnésiques inconscientes laissées par l’évolution de l’espèce, qui subsistent dans les profondeurs du psychisme humain.

 


1 Voir Freud : Psychopathologie de la vie quotidienne, IIIème édition allemande.

2 Voir l'article : « Symptômes transitoires au cours d’une psychanalyse ».

3 Voir Freud : Die Psychopathologie des Alltagslebens (La psychopathologie de la vie quotidienne) (S. Karger, Berlin, IIIème édition, p. 134).