L’importance scientifique des « trois essais sur la sexualité » de Freud

Les « Trois Essais » nous montrent pour la première fois Freud le psychanalyste, se livrant à un travail de synthèse. En effet, l’auteur tente ici pour la première fois de rassembler, de classer, de coordonner cette somme incalculable d’expériences fournies par l’analyse de tant de psychés, de manière à en faire jaillir l’explication d’un domaine important de la théorie psychique : la psychologie de la vie sexuelle. Le fait qu’il ait choisi justement la sexualité pour objet de sa première synthèse est dû à la nature du matériel d’observation dont il disposait. Il analysait des malades souffrant de psycho-névroses et de psychoses, et à l’origine de ces maladies il trouvait toujours quelque trouble de la vie sexuelle. Cependant les recherches ultérieures fondées sur la psychanalyse l’ont convaincu que, même dans les mécanismes, psychiques de l’homme normal et bien portant, la sexualité jouait un rôle beaucoup plus important et plus varié qu’on ne le croyait jusqu’alors, tant que seules les expressions manifestes de l’érotisme pouvaient être prises en considération et que l’on ignorait l’inconscient.

Il est donc apparu que la sexualité — malgré une littérature abondante — restait un chapitre des sciences humaines très négligé compte tenu de son importance et, pour cette raison même, méritait déjà de faire l’objet d’une étude approfondie sous un angle nouveau.

Si dans ses dernières conclusions Freud souligne le succès imparfait de son entreprise, c’est moins par modestie que par cette exigence qui pousse l’homme de science à toujours aller de l’avant. Mais l’élève, qui accède pour ainsi dire sans combat et sans efforts aux découvertes et perspectives nouvelles contenues dans ces « Essais », voit moins les imperfections que les qualités de l’ouvrage et conseille à son auteur de suivre une maxime française : « En me jugeant je me déplais, en me comparant je suis fier1. » Celui qui compare la richesse du matériel des « Trois Essais », l’étonnante nouveauté des opinions qui y sont émises, à la manière dont on traite de la sexualité dans les autres ouvrages, ne réagira certainement pas à la lecture de ce livre par de l’insatisfaction, mais par un respect admiratif. Il se montrera reconnaissant de voir la théorie de la libido dont personne avant Freud n’avait soulevé les problèmes, pratiquement fondée et en partie édifiée par l’activité d’un seul homme, même si elle n’est pas entièrement achevée.

Ce résultat, comme les succès de Freud dans ses recherches psychiatriques, doit être attribué non seulement à la perspicacité de leur auteur, mais aussi à une application rigoureuse d’une méthode de recherche et à l’adhésion à certains points de vue scientifiques. La méthode d’investigation psychanalytique, l’association libre dans le sens étroit du terme, a dévoilé une couche plus profonde du psychisme, parfaitement inconnue et inconsciente jusqu’à présent. Et ce nouveau matériel a pu être exploité scientifiquement avec profit, grâce à la rigueur et à la constance sans pareilles avec lesquelles le principe du déterminisme psychique et le concept d’évolution ont été utilisés par la psychanalyse.

Le progrès que nous devons à cette méthode surprend par son étendue. La psychiatrie d’avant Freud était une simple collection de curiosités, de tableaux pathologiques étranges et aberrants, et la science de la sexualité consistait en un regroupement descriptif d’anomalies répugnantes. Cependant la psychanalyse, toujours fidèle au déterminisme et à l’idée d’évolution, n’a pas reculé devant la tâche d’analyser et d’interpréter même les contenus psychiques qui offensent la logique, l’éthique et l’esthétique et sont négligés pour cette raison. Son autodiscipline fut largement récompensée : dans les aberrations des malades mentaux elle a retrouvé les forces originaires onto- et phylogénétiques du psychisme humain, l'humus dont se nourrissent toutes les tendances culturelles et les sublimations et elle a réussi à démontrer — notamment dans ces « Trois Essais » — que c’est seulement à partir des perversions sexuelles qu'on peut comprendre la vie sexuelle normale.

J’espère que le temps viendra où l’on ne m’accusera plus d’exagérer en prétendant que ces « Essais » de Freud ont également leur importance dans l'histoire de la science. « Mon but était de rechercher dans quelle mesure les méthodes de l’investigation psychanalytique pouvaient nous fournir des indications sur la biologie de la vie sexuelle de l'homme », dit l’auteur dans sa préface à ses « Essais ». Cette tentative apparemment modeste signifie, si nous la considérons de près, un renversement complet de l’usage établi ; jusqu’à présent on n’a encore jamais songé à la possibilité qu’une méthode psychologique, voire une méthode fondée sur l’« introspection », puisse aider à expliquer un problème biologique.

Pour apprécier cet effort à sa juste valeur, il faut remonter loin en arrière. Il faut se rappeler que la science à ses débuts était anthropocentriste et animiste ; l’homme prenait ses propres fonctions psychiques pour mesure de tous les phénomènes de l’univers. Ce fut un grand progrès lorsque cette conception du monde — à laquelle correspond en astronomie le système géocentrique ptoléméen — fut remplacée par une conception « scientifique » — copernicienne, dirait-on — qui a privé l’homme de cette importance déterminante pour lui assigner la place modeste d’un mécanisme parmi l’infinité de ceux qui constituent l’univers. Cette conception impliquait tacitement l’hypothèse selon laquelle les fonctions humaines non seulement physiques, mais aussi psychiques sont produites par des mécanismes. Tacitement, dis-je, car jusqu’à présent la science s’est contentée de cette hypothèse tout à fait générale sans accorder la moindre attention à la nature des mécanismes psychiques ; et même, elle a nié son ignorance en dissimulant cette lacune de notre savoir par de pseudo-explications verbeuses, d’ordre physiologique et physique.

Le premier trait de lumière projeté sur les mécanismes de la vie psychique est venu de la psychanalyse. Grâce à ce savoir, la psychologie a pu maîtriser des couches de la vie psychique qui échappent à l’expérience directe ; elle a osé rechercher les lois de l’activité psychique inconsciente. Le pas suivant fut fait précisément dans ces « Trois Essais » : un fragment de la vie pulsionnelle est mis à la portée de notre compréhension au moyen de l’hypostase de certains mécanismes en œuvre dans le psychisme. Qui sait si nous ne verrons pas aussi le dernier pas : l’utilisation de nos connaissances des mécanismes psychiques dans le domaine organique et inorganique.

En tentant d’aborder au moyen de l’expérience psychanalytique des problèmes de la biologie et en particulier de l’activité sexuelle, Freud revient dans une certaine mesure aux méthodes de l’ancienne science animiste. Toutefois le psychanalyste ne risque pas de retomber dans les erreurs de cet animisme naïf. Car ce dernier a transposé « en bloc »2 et sans analyse le psychisme humain aux choses de la nature, tandis que la psychanalyse a analysé l’activité psychique humaine, l’a traquée jusqu’aux frontières où psychique et physique se touchent, à savoir jusqu’aux pulsions, délivrant ainsi la psychologie de l’anthropocentrisme ; ensuite seulement elle a osé utiliser cet animisme épuré dans le domaine de la biologie. Pour avoir le premier tenté cela dans ses « Trois Essais », Freud a accompli quelque chose qui trouve sa place dans l’histoire de la science.

Et je tiens à répéter que ces perspectives nous sont ouvertes non par une vaine spéculation, mais par l’observation et l’investigation minutieuses de bizarreries psychiques et d’aberrations sexuelles jusqu’alors totalement négligées. L’auteur lui-même se borne à indiquer ces perspectives par quelques notes brèves, des remarques faites en passant, puis il s’empresse de revenir aux faits, aux cas particuliers, pour ne pas perdre le contact avec la réalité et construire pour la théorie des bases sûres et larges.

Cependant le disciple, dont ces découvertes ont embelli la vocation, n’a pu s’empêcher de s’abandonner au moins une fois au plaisir de contempler ces vastes perspectives et d’y attirer aussi l’attention de ceux qui, autrement, risqueraient de passer négligemment auprès de la borne que signifient pour la science les « Trois Essais » de Freud.


1 En français dans le texte. Dans le texte hongrois, une autre version de cette maxime est citée, également en français, et attribuée à l’abbé Maury : « Je vaux peu quand je me considère et beaucoup quand je me compare » (N.d.T.).

2 En français dans le texte.