Rêves de non-initiés

Nous savons qu’il est souvent difficile d’interpréter les rêves d’un malade en analyse. Il est en quelque sorte « averti » et évite soigneusement de produire des rêves faciles à traduire et qu’éventuellement il pourrait interpréter lui-même. La situation est toute différente pour la grande masse des gens qui n’ont aucune notion de psychanalyse. Ils se racontent leurs rêves élémentaires, purs de tout savoir psychanalytique, à table ou dans une simple conversation, en ignorant qu’ils trahissent ainsi, pour l’auditeur initié, les désirs les plus intimes et les plus secrets qu’ils se dissimulent à eux-mêmes. Il m’est arrivé de passer plusieurs semaines dans un lieu de villégiature où, pendant les repas, j’ai pu réunir une belle collection de ces rêves facilement interprétables.

« Imaginez-donc ce que j’ai rêvé cette nuit », dit à sa voisine une dame qui habitait la pension avec sa fille : « J’ai rêvé la nuit dernière qu’on enlevait ma fille ; pendant notre promenade dans la forêt des hommes sont venus vers nous et ont entraîné ma fille de force. C’était affreux ! » — Pour ma part je ne trouvais pas ce rêve affreux et je pensais que cette dame aurait bien voulu se débarrasser de sa fille, largement en âge de se marier. La confirmation ne tarda pas à venir. Dès le lendemain j’entendis la dame se plaindre de ce que la saison précédente avait été plus agréable, parce qu’il y avait toute une bande de jeunes gens, tandis qu’à présent sa fille n’avait aucune compagnie, il n’y avait que des messieurs âgés... Le surlendemain elle annonça leur intention de partir prochainement, ce qu’elles firent en effet.

Un collègue qui séjournait au même endroit me dit un matin :

« Cette nuit j’ai rêvé de toi, tu luttais avec un voyou dans un canal et il voulait t’enfoncer la tête sous l’eau. J’ai couru chercher la police. » Je n’ai pu m’empêcher de lui demander : « Que t’ai-je fait pour que tu m’en veuilles tant ? » — « Mais rien du tout ! J’étais certainement troublé cette nuit quand j’ai rêvé cela, car j’avais de violentes coliques. » — « Peut-être ce fait est-il intervenu dans la formation du rêve, répondis-je, le canal où je devais me noyer fait allusion à ton tube digestif qui, dans le rêve, me faisait souffrir moi et non toi. Je te répète, tu m’en veux certainement pour quelque chose ! » — « Tu ne penses tout de même pas que je voulais te noyer parce qu’hier tu m’as refusé un petit service ? Je ne puis le croire ! » — Mais moi, j’étais bien obligé de croire que ce rêve était le fruit d’un fantasme de vengeance.

« Qu’est-ce que ça veut dire lorsqu’on passe la nuit à rêver qu’on enfile et qu’on retire ses chaussures ? », me demanda au déjeuner une jeune et jolie veuve de guerre. — « Pour l’amour de dieu, pas si fort ! » fut ma seule réponse et je tentai de détourner la conversation. Mais il n’était pas facile de distraire la dame de son rêve. Le lendemain elle y revint pour me demander cette fois l’interprétation du rêve suivant : « Hier j’ai rêvé que j’avais épousé, sous la contrainte de ma mère, un monsieur âgé. Ensuite je possédais tout un tas de chaussures que j’enfilais et retirais, des chaussures noires, marron et jaunes. » Visiblement la possession de cette multitude de chaussures la mettait en joie car elle riait, rien que d’en parler. « À quoi vous fait penser le vieux mari du rêve ? » — « Fort curieusement, au mari d’une jeune amie qui a effectivement épousé un homme déjà âgé. Je trouve ces mariages immoraux ; c’est une véritable provocation à l’adultère. » Je n’eus pas besoin de chercher plus loin l’explication des chaussures de toutes les couleurs et je me dis que les célibataires d’un certain âge feraient bien de se méfier de cette dame.

Apparemment la nouvelle s’était répandue dans la pension que je m’intéressais aux rêves, car un beau jour j’eus la visite de l’infirmière d’un patient qui séjournait à la pension et qui me raconta l’horrible rêve suivant : « Dans une chambre je voyais un sac où il y avait le cadavre de ma sœur morte. Le sac lui-même était placé dans un récipient en bois plein d’une eau sale qui provenait probablement de la décomposition du cadavre mais ne dégageait aucune mauvaise odeur. Curieusement j’oubliais constamment que ma sœur était morte ; je commençais à chanter puis, pour me punir, je me frappais la bouche. Lorsque j’ouvris le sac, je vis que ma sœur n’était pas morte, seulement très pâle. Près d’elle il y avait le cadavre d’un bébé. Ma sœur avait un vilain bouton sur la figure. »

Pour comprendre le rêve il faut savoir que la rêveuse était une forte femme de 38 à 39 ans qui, en dépit d’une évidente aptitude à la maternité, était restée célibataire et avait choisi la vocation d’infirmière. J’interprétai le curieux fantasme d’accouchement dans le cercueil, le doute sur l’état de sa sœur, morte ou vivante, comme l’identification de la sœur morte avec une personne vivante. Son étrange comportement avec la sœur morte semblait indiquer que cette personne vivante était la rêveuse elle-même qui se réjouissait de la mort de sa sœur puis se punissait elle-même de sa joie. Peut-être avait-elle été jalouse de sa sœur (qui était mariée, comme je l’appris) et aurait-elle aimé prendre sa place pour avoir elle aussi des enfants. — Je lui posai la question suivante : « Après la mort de votre sœur n’avez-vous jamais pensé que votre beau-frère, comme cela arrive si souvent, pourrait vous épouser ? » — « Moi non », fut la réponse, « mais mon beau-frère m’a effectivement demandée en mariage ; cependant j’ai refusé car je ne voulais pas prendre en charge les quatre enfants de ma sœur. »

Je n’ai pas voulu entrer dans les détails de l’analyse de ce rêve, mais rien que ce récit m’a permis de comprendre que la dame avait certainement bien regretté depuis sa hâte à repousser l’offre de son beau-frère. J’ignore si d’autres événements actuels sont intervenus dans la formation de ce rêve — je pense à un avortement, par exemple — mais j’écartai ce problème car il était évidemment impensable de pousser plus avant l’investigation dans ce sens. S’il n’a pas été possible dans ce cas de trancher le problème de savoir s’il s’agissait d’un fantasme ou de la réalité — ce qui se justifie en matière d’inconscient — nous avons cependant réussi, à partir du simple récit du rêve, à connaître certains éléments importants de la vie psychique de la rêveuse.