La psychogenèse de la mécanique

(Remarques critiques sur un essai d’Emst Mach.)

La psychanalyse qui, après avoir vu sa science quasi unanimement rejetée par l’humanité troublée dans sa quiétude, a fait le pénible apprentissage du fatalisme, se trouve parfois arrachée à cet état d’esprit par certaines expériences, même si c’est à titre provisoire. Alors que les savants dont l’opinion fait autorité s’emploient sans relâche à neutraliser et à enterrer notre science pour la n-ième fois, surgit en Inde lointaine, au Mexique ou en Australie, un penseur solitaire qui se proclame adepte de Freud. On est encore plus surpris d’apprendre que, tout près de nous, un psychanalyste travaillait en silence qui se manifeste à l’improviste, riche d’un savoir accumulé au cours de nombreuses années. Mais le phénomène le plus rare c’est de découvrir dans l’œuvre d’une sommité scientifique reconnue la marque de l’influence psychanalytique ou une démarche parallèle à celle de la psychanalyse.

Connaissant cette situation, on pourra comprendre et excuser qu’à la lecture du dernier ouvrage d’Ernst Mach, Kultur uni Mechanik1, j’aie pu oublier un moment ma position fataliste, d’ailleurs adoptée seulement par nécessité et supportée à contre-cœur, dans l’espoir optimiste de pouvoir saluer et honorer un partisan de la psychanalyse en la personne d’un des plus éminents penseurs et savants de notre époque2.

Cet espoir, qui s’est avéré vain par la suite, tout psychanalyste l’aurait éprouvé en lisant la préface de l’ouvrage, dont je communique ici quelques extraits.

« L’introduction à l’ouvrage de l’auteur intitulé « Mécanique » » — lit-on au début de la préface — « défend la conception selon laquelle la mécanique puise ses théories dans toute la riche expérience fournie par le travail intellectuel, à l’aide de la sublimation intellectuelle.

« À présent, je suis en mesure d’aller un peu plus loin : mon fils Louis, très doué dans l’enfance pour la mécanique, est parvenu, soutenu par mes encouragements, à reproduire en détail la trame essentielle de son évolution au moyen d’expériences répétées de remémoration ; il apparut ainsi que les expériences sensorielles dynamiques indélébiles de cette période de la vie sont propres à susciter l’impression que tout instrument, qu’il s’agisse d’outillage industriel, d’armes ou de machines, pourrait avoir une origine pulsionnelle.

« Convaincu que l’étude attentive du déroulement de ces processus jetterait une lumière incomparable sur la préhistoire de la mécanique et pourrait même fournir les bases d’une technologie génétique générale, j’ai écrit cet essai en guise de modeste contribution... 3 »

Le psychanalyste retrouve dans ces lignes des idées et des méthodes qui lui sont familières.

Partir de ce qui est primitif pour en déduire, au moyen « d'expériences répétées de remémoration », les véritables facteurs fondamentaux d’une structure psychique complexe et en retrouver enfin les racines dans le vécu infantile : c’est là justement le principe et le résultat le plus important de la méthode psychanalytique. Depuis plus de vingt ans, Freud applique inlassablement cette méthode aux formations psychiques les plus diverses : symptômes névrotiques, mécanismes psychiques normaux complexes, voire un certain nombre de réalisations sociales et artistiques de l’humanité — avec des résultats constants. Par ailleurs certains élèves de Freud ont même élaboré des théories et des principes empiriques de la psychogenèse qui jettent quelque lumière sur la discipline même de Mach, la mécanique.

Cependant on trouve dans l’introduction de Mach certaines conceptions que jusqu’à présent seule la psychanalyse semble avoir formulées et appréciées à leur juste valeur. Ces mots : « les expériences sensorielles dynamiques indélébiles de la prime enfance » évoquent les thèses de Freud concernant l’indestructibilité et la pérennité de tout ce qui est infantile et inconscient. Son projet, qui consiste à reconstruire la préhistoire de la mécanique non à l’aide de fouilles mais par l’étude généalogique systématique de la vie psychique individuelle, ne fait que reproduire cette thèse de la psychanalyse selon laquelle l’inconscient de l’adulte recèle non seulement les tendances et les contenus psychiques de sa propre enfance, mais aussi les traces du vécu phylogénétique. L’idée de Mach de s’appuyer sur la loi biogénétique pour faire dériver l’histoire des civilisations de la psychologie individuelle est un lieu commun de la psychanalyse. Il suffit de se référer au travail original de Freud, Totem et tabou4, où, au moyen d’une psychanalyse remontant à l’enfance, il nous aide à mieux comprendre certaines institutions sociales encore inexpliquées5.

Je m’empresse de signaler que mon espoir de voir Mach tenir compte dans ses recherches des résultats obtenus par la psychanalyse ne s’est pas confirmé. Il ne révèle nulle part la nature de ces « expériences répétées de remémoration » ; il ne nous communique ni la méthode ni les résultats de cette expérience psychologique, mais seulement les déductions qu’il en a tirées ; cependant ces déductions donnent à penser qu’il s’agissait d’un simple effort visant à évoquer le passé au moyen d’une orientation consciente de l’attention. Nous ignorons si la victoire sur les résistances à la remémoration a été remportée à l’aide de la suggestion, certainement efficace dans ce cas car elle vient du père, comme dans les premières expériences analytiques de Freud. En tout cas, il ne s’est pas servi de l'association libre, seule méthode qui permette de vaincre les résistances affectives à la base de l’amnésie infantile et rende possible une reproduction quasi complète du passé. Il s’ensuit que Mach, dans ses recherches, n’accorde pas sa juste valeur à la détermination affective des découvertes mécaniques infantiles et préhistoriques, se contentant de décrire les progrès de la technique d’un point de vue presque exclusivement rationaliste, comme un processus qui serait uniquement fonction du développement de l’intelligence.

Les positions de Mach concernant la genèse des découvertes de la prime enfance et de la préhistoire s’expriment dans les phrases suivantes : « un coup d’œil en arrière (vers l’enfance et les temps préhistoriques) montre, à notre surprise, que toute notre vie ultérieure n’est que la suite de notre comportement d’autrefois ; nous nous sommes efforcés d’étudier notre environnement, de le comprendre et, par ce moyen, d’imposer notre volonté »... « Nous voyons de nombreuses générations lutter au cours des siècles, rarement secondées par un climat ou un sol favorables, s’efforçant instinctivement de créer les conditions d’une vie meilleure, généralement dans une situation dont la rigueur nous échappe, tout en réalisant des œuvres dont les derniers maillons sont entre nos mains »... « Mais lorsque nous réfléchissons ou rêvons aux choses de ces temps lointains, nous retrouvons comme par une sorte d’illusion des choses vécues et perçues autrefois, et si nous nous replongeons dans le monde affectif de notre enfance, nous pressentons et nous devinons toutes sortes de voies et de modalités d’apparition de ces découvertes qui sont d’une portée incommensurable ».

Mais ce programme, qui même de notre point de vue parait entièrement valable, Mach — comme nous l’avons dit — ne le réalise qu’imparfaitement. Du fait qu’il rejette la méthode psychanalytique qui complète les rêves et les pensées conscientes ainsi que les souvenirs-écran infantiles en dévoilant l’arrière-plan inconscient et en rectifiant les déformations, ses découvertes restent nécessairement superficielles et, comme les mobiles libidinaux sont en général refoulés et inconscients, ses recherches n’aboutissent le plus souvent qu’à une explication rationalisante du progrès technique ou, plus exactement, ne peuvent éclairer que l’aspect rationnel de la motivation.

Peut-être les pots de terre sont-ils d’abord apparus « pour remplacer le creux des mains quand le sujet voulait boire », l’eau accumulée dans des objets creux ayant pu fournir la première incitation à fabriquer des récipients, simples masses d’argile au début, où des concavités étaient creusées à la main. Mais la raison pour laquelle « l’argile facile à travailler qu’ils avaient à leur disposition » avait « sans doute toujours constitué une matière très séduisante », Mach ne tente guère de l’élucider. La psychanalyse, elle, comble cette lacune en permettant de ramener cette « séduction » particulière à certaines pulsions partielles érotiques de la libido6.

Mach ne cherche pas plus à savoir pourquoi par exemple « tordre et filer des matières textiles excite la pulsion d’activité au point de transformer ces occupations en une source de plaisir quasi permanente ». Il se contente de supposer l’existence d’une pulsion d’activité tout à fait primaire dont les traces mnésiques surgissent instantanément lorsqu’il en est besoin.

« Le polissage de corps cylindriques préexistants, comme les branches d’arbre arrondies, faisait probablement déjà partie des jeux pratiqués à l’époque primitive. Nous y avons nous-même maintes fois joué dans notre enfance et il nous est arrivé de faire tourner ce bâtonnet d’un côté puis de l’autre dans quelque excavation en gardant l’axe immobile, pendant que les rugosités du bâtonnet creusaient des gouttières bien nettes dans la cavité... etc. » (forme primitive du tour).

« ... C’est le jeu avec nos doigts dans la prime enfance qui nous a permis d’inventer le principe de la vis ; quelque objet de la forme d’une vis nous tombait sous la main... et pendant que nous nous amusions à le faire tourner nous la sentions s’enfoncer dans la paume de notre main : c’était une sensation étrangement mystérieuse à l’époque, qui nous incitait à la reproduire sans cesse... »

Mach explique de la même manière l’origine de la foreuse à feu, des machines à feu, des machines élévatrices d'eau et des pompes. Toujours et en tout il voit une manifestation de la pulsion d’activité qui, à la faveur d’un heureux hasard, aboutit à une découverte. « Les découvertes se produisent lorsque des conditions optimales s’accompagnent d’un minimum de difficultés. » Ainsi, selon Mach, les découvertes « se sont probablement introduites au cours des temps dans la vie de nos ancêtres sans aucune participation de personnalités ou d’individualités d’exception ».

Ce n’est pas ce que la psychanalyse nous enseigne. Dans l’article que j’ai plus particulièrement consacré à ce sujet, « Le développement du sens de réalité et ses stades », j’ai dû admettre, sur la base de l’expérience psychanalytique, que c’est probablement la nécessité qui a joué le rôle de motivation dans le développement de l’individu comme dans celui de l’espèce et par conséquent aussi dans l’évolution de la civilisation humaine. J’ai plus particulièrement insisté sur la rigueur des ères glacières qui a probablement été à l’origine d’un progrès considérable de l’évolution. Si, à en croire Mach dont les dires sont corroborés par d’autres informations, les Esquimaux font preuve d’un esprit d’invention quasi inépuisable, il est difficile d’attribuer cette inventivité à une particulière bienveillance du sol et du climat. Il est beaucoup plus plausible de supposer l’existence d’individus, c’est-à-dire de personnalités possédant une faculté d’adaptation qui leur permet de domestiquer le « hasard qui ne fait jamais défaut et qui en fait des inventeurs ».

Mais pour la psychanalyse, l’adaptation à la réalité n’éclaire qu’un seul aspect du problème. Selon l’enseignement de la psychanalyse, les découvertes ont leur source psychique dans la libido autant que dans l’égoïsme. Le plaisir que trouve l’enfant dans le mouvement ou dans l’activité : malaxer, forer, puiser de l’eau, arroser, etc., dérive de l’érotisme de certaines fonctions organiques, la reproduction « symbolique » de ces fonctions dans le monde extérieur étant précisément une des formes de la sublimation. Certaines particularités des outils de travail de l’homme, notamment leurs noms, portent encore les traces de leur origine partiellement libidinale7.

Cependant les thèses de Mach, qui ignore tout de la psychologie analytique, sont fort éloignées de ces points de vue. Même dans la conception du hégélien E. Kapp, qui considère les systèmes mécaniques comme des projections d’organes inconscientes, Mach voit une plaisanterie qu’il faut se garder de prendre au sérieux, prétextant que « la mystique n’apporte aucune lumière dans le domaine de la science ». Par contre il reconnaît quelque vraisemblance aux idées de Spencer qui considère les constructions mécaniques comme les prolongements des organes.

Aucune de ces deux explications n’est en contradiction avec notre conception psychanalytique, et je pense qu’elles ne le sont pas non plus entre elles. Il existe effectivement des machines primitives qui ne sont pas encore des projections d’organes mais plutôt une introjection d’une partie du monde extérieur, l’adjonction de celle-ci au corps, ce qui entraîne l’extension de la sphère d’action du Moi ; par exemple, le bâton, le marteau. Mais les machines automatiques sont des projections d’organes dans le monde extérieur, à l’état presque pur : une partie du monde extérieur est sublimée par la volonté humaine et travaille à la place des mains de l’homme.

Ces machines que je classerais volontiers en introjectives et projectives, ne s’excluent donc nullement, mais correspondent à deux stades différents de l’évolution psychique par rapport à la conquête du monde extérieur. (Même Mach est incapable de réfuter totalement l’analogie manifeste qui existe entre certaines machines et certains organes8.)

Je ne veux nullement minimiser ainsi la valeur et l’importance du travail de Mach ; j’avais simplement pour but de montrer une fois de plus qu’en négligeant les découvertes de la psychanalyse nos savants se privent d’une source d’information prodigieusement riche. Nous, psychanalystes, désirons ardemment qu’une collaboration s’instaure entre la psychologie et les sciences « exactes », comme Mach le réclame dans cet ouvrage ; mais nous demandons en contrepartie que les sciences exactes appliquent aussi notre méthode d’investigation psychologique aux problèmes de la psychogenèse et ne fassent pas de séparation artificielle entre les problèmes psychologiques qui les intéressent et les autres contenus psychiques. D’ailleurs Mach lui-même considère comme une erreur « de ne s’intéresser, parmi toutes les impressions qui affectent l’individu, qu’aux seules impressions mécaniques, alors que dans la nature, dans la vie, les connaissances instinctives et empiriques les plus variées se sont autrefois indubitablement développées ensemble et les unes à partir des autres » (et c’est pour cette raison que son livre donne des exemples choisis non seulement parmi les découvertes mécaniques, mais aussi métallurgiques, chimio-techniques et même biologiques).

Dans une autre partie de son livre il soutient que toute la mécanique n’est qu’idéalisation, abstraction, impropre à représenter exactement les processus irréversibles (thermodynamiques). Cependant Mach, avec la même impartialité qu’il met à définir les limites de sa propre discipline, pourrait reconnaître que l’étude du développement des aptitudes mécaniques, si elle est faite indépendamment des autres relations psychiques, « perd nécessairement de sa probabilité » — ce sont ses propres termes — « du fait qu’elle refuse de considérer ou d’utiliser certains points de vue » et reste donc nécessairement une idéalisation coupée de la réalité.

Je voudrais encore donner mon avis sur une autre initiative de Mach. « L’ethnologie expérimentale pourrait trouver un complément extraordinairement important » — dit-il — « dans l’observation d’enfants isolés, arrachés à leur milieu dès le début, et le plus possible abandonnés à eux-mêmes. Sachant par expérience que même un adulte peut très rapidement rattraper les connaissances élémentaires, les sujets n’en pâtiraient d’aucune manière ; connaissant par ailleurs l’influence décisive et l’impulsion directrice qu’exerce sur le caractère et sur toute la vie la phase initiale de l’évolution, on peut s’attendre à voir ce procédé susciter au contraire des qualités remarquables chez l’individu, entraînant ainsi la création de valeurs nouvelles d’une portée considérable. »

Je crois avoir enfin trouvé l’argument décisif contre ce projet périodiquement repris par les poètes et les philosophes (car il provient du cœur de leurs propres désirs inconscients), projet qui vise à produire cette sorte de « Naturkind » (enfant de la nature) non civilisé. Il est impossible d’élever un tel petit homme primitif de manière à le préserver de toute influence de la civilisation, car il faudrait transplanter le nouveau-né, dès la naissance, dans une famille primitive du type de celles qui existaient avant l’invention des premiers outils mécaniques. Il va de soi que ce n’est guère possible de nos jours. Tout au plus pourrions-nous faire adopter cet enfant par quelque famille dravidienne ou native des îles des mers du Sud, mesure parfaitement superflue puisque les Dravidiens et les insulaires ont eux-mêmes des enfants et il suffirait à l’ethnologue d’aller sur place pour les observer.

L’idée même de « priver l’enfant de son milieu, de l’abandonner à lui-même » est irrationnelle — puisque jamais un être humain, fût-ce un primitif, n’a vécu hors d’un milieu correspondant qui fournit à l’enfant le niveau de culture déjà atteint, même si celui-ci est modeste. Nous observons déjà les débuts de la civilisation chez nos ancêtres animaux, puisque Mach lui-même attribue aux singes un certain talent mécanique. La forme d’ethnologie expérimentale préconisée par Mach ne pourra donc jamais atteindre le stade de l'application ; je me demande d’ailleurs si un tel enfant abandonné à lui-même, « sans milieu », ne deviendrait pas un débile profond. Même le talent a besoin d’une impulsion externe. Laissons donc plutôt le fantasme du « Livre de la Jungle » aux poètes.

Malgré toutes ces objections, d’ailleurs relativement négligeables, je considère tout de même, après la lecture de son livre, que Mach est un psychanalyste, quelles que puissent être les protestations éventuelles de l’auteur critique de Erkenntnis und Irrtum.

« Les racines inconscientes des sentiments et de l’intelligence se trouvent sans doute dans notre mémoire et dans celle de nos ancêtres »... « Ce sont les émotions infantiles et primitives qui font que les chefs-d’œuvre imprégnés de sentiments archaïques nous paraissent si émouvants. » Ces phrases pourraient figurer telles quelles dans un travail psychanalytique, ce qui s’est certainement déjà produit ; mais seule la psychanalyse est en mesure de les étayer par des preuves.

« Étant donné que notre développement individuel s’inscrit dans la phase culturelle correspondant à notre naissance, nous sommes amenés à parcourir, pendant un temps d’apprentissage très court (comme dans l’état fœtal), de longues périodes de travail et d’évolution... » Si notre civilisation se trouvait brusquement anéantie, il nous faudrait reconstruire les machines dans le même ordre qu’autrefois, en commençant par les efforts primitifs de l’homme préhistorique, et ainsi de suite... — Il semble que Mach ait magistralement saisi l’implacable marche en avant qui régit la vie psychique (et peut-être le monde organique en général) et dont Freud, le premier, a pu démontrer l’existence ; en effet, c’est lui qui a décrit la complexe civilisation mécanique (et autre) comme étant la plus haute réalisation du savoir humain, laquelle continue cependant à prendre ses racines dans les pulsions d’activité les plus simples et ne peut se reproduire qu’à partir d’elles.

C’est pour cette raison que Mach, qui jusqu’ici ne s’était intéressé qu’au travail intellectuel concrétisé par la littérature scientifique relative à la mécanique, a maintenant pris pour objet de ses recherches le simple ouvrier, l’enfant, l’homme préhistorique ; il s’est rendu compte que la compréhension des relations simples était « la condition préalable et la base préliminaire » indispensables à la compréhension des relations plus complexes.

Ici encore nous pouvons découvrir un parallèle à la démarche du psychanalyste qui cherche à expliquer les réalisations culturelles complexes de l’homme normal à l’état de veille en partant de la vie psychique infantile, ou régressée au stade infantile sous l’action du rêve ou de la maladie.

Je ne puis enfin passer sous silence ce libre esprit animiste qui imprègne l’œuvre de ce remarquable connaisseur de l’univers physique. Mach n’hésite pas à admettre qu’un mécanisme en lui-même devrait être immobile, car seule l'énergie peut introduire le mouvement dans un système mécanique ; et comme Leibnitz l'a déjà fort bien formulé : l'énergie a quelque chose de commun avec la psyché.

Quand viendra-t-il, ce temps où le physicien qui découvre la psyché dans la mécanique et le psychanalyste qui trouve des mécanismes dans la psyché se donneront la main et uniront leurs efforts pour élaborer une conception du monde exempte de toute partialité et « idéalisation » ?


1 E. Mach : Kultur und Mechanik, Stuttgart, Édition W. Spemann, 1915.

2 Depuis que j’ai rédigé ces lignes, Ernst Mach est mort.

3 C’est moi qui souligne.

4 Totem et tabou, Éditions Payot.

5 Voir également l’ouvrage de Storfer : Zur Sonderstellung des Vatermordes (De la position particulière au parricide), les essais de Sperber sur la psychogenèse du langage, les recherches de Giese sur les outils préhistoriques, de même que les travaux d’Abraham et de Rank sur l’origine des mythes et des créations poétiques, et les recherches encore inédites de Sachs sur la civilisation de l’agriculture et son dépôt symbolique dans le psychisme humain. J’ai moi-même tenté d’expliquer l’intérêt pour l’argent du point de vue ontogénétique (« Ontogenèse de l’intérêt pour l’argent », 1914, Psychanalyse II, p. 142, Payot).

6 Voir l'article de Freud : « Charakter und Analerotik » et mon article déjà cité sur L’« Ontogenèse de l’intérêt pour l’argent ».

7 La position de Mach, qui ne tient aucun compte des désirs libidinaux, est tout aussi incomplète à cet égard que celle de Jung qui tombe dans l’excès inverse en affirmant que les outils artisanaux visent simplement à reproduire des tendances érotiques, telle la foreuse à vapeur qui reproduirait une fonction génitale refoulée. Nous avons dit qu’à notre avis les inventions provenaient de deux sources : égoïste et érotique. Il faut cependant reconnaître que les outils, dans leur forme achevée, ont souvent pour prototype une fonction organique libidinale.

8 Cf. le livre instructif de Ing. H. Wettich, La machine en caricature (26o illustrations), Berlin, 1916, Édition des Lustigen Blätter (Dr Eysler et C°).