À propos de la crise épileptique

Observations et réflexions (écrit vers 1921)

À l’époque où j’étais assistant dans un hôpital municipal pour incurables — la Salpêtrière de Budapest — j’eus l’occasion d’observer des centaines de crises épileptiques. Cette expérience me fut d’une grande utilité au cours des années de guerre, car dans mes fonctions de chef de service dans un hôpital militaire il m’incombait également de « constater » l’authenticité des crises épileptiques. Je ne m’attarderai pas ici sur des problèmes très souvent complexes, parfois insolubles, posés par certains cas individuels où il fallait décider s’il s’agissait de simulation, d’hystérie ou d’épilepsie authentique ; je me contenterai de vous livrer quelques observations et réflexions portant sur les cas où j’ai pu constater avec certitude le tableau typique de l’épilepsie véritable : absence de réflexes et dilatation pupillaire, convulsions toniques et cloniques, anesthésie complète (y compris de la cornée), morsure de la langue, respiration stertoreuse, écume aux lèvres, perte totale de la conscience, relâchement des sphincters et coma post-épileptique.

Ces cas donnèrent au psychanalyste que je suis l’impression d’une régression à un stade d’organisation extrêmement primitif où toutes les excitations internes sont encore déchargées par la voie motrice la plus courte et où l’aptitude d’être influencé par des stimulations externes fait totalement défaut. En observant ces crises, une de mes anciennes hypothèses personnelles me revenait sans cesse1 : ma première tentative de classer l’épilepsie dans la catégorie nosologique des psycho-névroses. Je supposai à l’époque que la crise épileptique représentait une régression à un degré d’organisation du Moi très primitif et infantile, où les désirs étaient encore exprimés par des mouvements incoordonnés. Rappelons que cette idée fut reprise plus tard par le psychanalyste américain Mc Curdy qui la modifia en suggérant que la régression des épileptiques remontait encore plus loin, jusqu’à la situation intra-utérine. Un collègue hongrois, Hollós, dans un exposé fait à la Société Hongroise de Psychanalyse, a émis une opinion semblable en comparant l’état psychique des épileptiques pendant la crise à l’inconscience du fœtus avant la naissance.

L’observation répétée de ces crises pendant les années de la guerre m’a amené à adopter la position de ces auteurs. Un des principaux symptômes de la crise est manifestement constitué par la rupture de tout contact avec le monde extérieur, l’interruption de la « vie de relation » comme aurait dit le grand Liébault. Mais la crise épileptique partage cette caractéristique avec l’état de sommeil normal, que la psychanalyse considère précisément comme une régression à la situation pré-natale2. Dans le sommeil aussi l’intérêt est retiré du monde extérieur et la sensibilité aux excitations externes est notablement diminuée. En tout cas, il faudrait alors définir l’épilepsie comme un état de sommeil extraordinairement profond dont les excitations externes les plus intenses ne parviennent pas à éveiller le dormeur.

La contradiction entre ma première hypothèse (crise épileptique = régression à la « toute-puissance » infantile au moyen de gestes incoordonnés) et sa version modifiée (crise épileptique = régression à la situation intra-utérine) s’est trouvée résolue lorsque j’ai pris en considération le déroulement de la crise dans son ensemble. La crise commence en général par la chute du malade (avec ou sans cri), puis succède la phase de contracture tonique généralisée et de convulsions cloniques. La durée de cette phase de convulsions toniques et cloniques est variable ; toutefois elle est coupée par des périodes de repos plus ou moins longues, avec persistance de l’inconscience, de la dilatation pupillaire, de la respiration stertoreuse accompagnée des signes annonciateurs d’un œdème pulmonaire (écume aux lèvres) et d’un éréthisme cardiaque important. Au cours de ces pauses, l’attitude de l’épileptique est en tous points semblable à celle du fœtus dans le sein de sa mère, fœtus que nous nous représentons immobile et sans connaissance (et en état d’apnée, naturellement). Cependant la première période, celle de la chute et des convulsions, rappelle plutôt à mon avis les expressions incoordonnées de déplaisir d’un enfant déjà né mais insatisfait ou irrité. Il est donc parfaitement possible qu’en ce qui concerne la profondeur de la régression, l’hypothèse originale et sa version modifiée soient également correctes, et qu’au cours de sa crise, l’épileptique traverse toute une gamme de régressions, depuis la situation de toute-puissance infantile jusqu’à celle de toute-puissance intra-utérine. Dans les cas où il y a une alternance répétée des périodes de calme et des périodes de convulsions, il faudrait concevoir l’excitation se déplaçant d’un bout à l’autre de cette gamme. Le « stade post-épileptique » qui représente généralement la transition entre la crise et le réveil a déjà quelque ressemblance avec le simple sommeil ; le patient effectue déjà quelques mouvements de défense, le réflexe pupillaire se rétablit ; seule une tendance l'« automatisme ambulatoire », une sorte de somnambulisme, témoigne encore d’une hypermotilité pathologique, généralement violente.

Une expérience que j’ai tentée, en prenant toutefois les plus grandes précautions, m’a permis dans un très grand nombre de cas de perturber le stade de la « pause épileptique » décrit plus haut et de provoquer la reprise des convulsions ou même le réveil soudain du malade. Pendant cette pause, les dents du patient sont étroitement serrées, la langue et le voile du palais s’abaissent vers l’arrière, ce qui se traduit par un ronflement sonore ; le thorax fait bien des mouvements respiratoires, mais la respiration par la bouche est impossible ; cette gêne respiratoire entraîne un engorgement de la petite circulation et une expectoration abondante de sérosités. Si la crise se prolongeait, si le patient ne recevait pas un peu d’air par le nez, il risquerait d’étouffer (ce qui se produit d’ailleurs dans certains cas). Si au cours de la pause je fermais les narines du patient de sorte qu’il ne reçoive plus du tout d’air, les convulsions toniques et cloniques réapparaissaient généralement aussitôt (donc une absence de réaction moins profonde) et si je prolongeais l’obturation des narines, la plupart du temps le malade se réveillait, tandis que le réflexe pupillaire et la sensibilité se rétablissaient. Cependant, cette expérience n’est pas sans danger ; s’il était trop longtemps privé d’air, le patient pourrait vraiment étouffer. En fait, dans certains cas, l’état du patient demeurait inchangé, même au bout de 20 à 30 secondes ; naturellement, je n’insistais pas. Pendant toute l’expérience je surveillais constamment le pouls du patient.

Quoi qu’il en soit, cette expérience m’a appris qu’un épileptique en crise est beaucoup plus sensible à toute gêne exercée sur ce qui lui reste de capacité respiratoire qu’à n’importe quelle autre stimulation externe aussi douloureuse soit-elle (stimulation par le froid ou par la chaleur, coups, contact de la cornée, etc.). Tout ceci ne prend son sens que si nous interprétons la période de la pause comme une régression à la situation intra-utérine. L’illusion de la situation intra-utérine pendant la crise épileptique — comme pendant le sommeil — ne peut être maintenue que si l’approvisionnement en oxygène, même réduit, se poursuit de façon continue. Si même cette respiration restreinte est bloquée par l’obturation des narines, le patient est forcé de se réveiller et de respirer par la bouche, tout comme le nouveau-né est contraint de respirer et de s’éveiller de l’inconscience intra-utérine lorsque l’afflux sanguin véhiculé par le cordon ombilical se trouve interrompu.

Dans l’article précédemment cité, j’ai indiqué que l’épileptique pourrait être considéré comme un type humain particulier qui est caractérisé par l’accumulation et la décharge des affects de déplaisir sur un mode infantile. Ajoutons seulement que finalement ils peuvent ainsi suspendre aussi la relation avec le monde extérieur, la conscience, et fuir dans une forme d’existence purement « autistique » où le clivage douloureux entre le Moi et le monde extérieur ne s’est pas encore produit, autrement dit, dans la situation intra-utérine.

Les différences individuelles entre les diverses formes de crise pourraient s’expliquer par la prédominance, soit de la décharge motrice, soit de la « régression apnéique ». D’ailleurs les crises d’un même patient peuvent présenter tantôt l’une, tantôt l’autre caractéristique de la crise épileptique.

L’existence, à côté de l’épilepsie constitutionnelle, des épilepsies traumatiques, toxiques et même « réflexes », ne nous embarrasse plus depuis que nous avons eu connaissance de l’hypothèse de Freud concernant les séries complémentaires dans l’étiologie des névroses. Apparemment, personne n’est totalement à l’abri d’une régression épileptique, mais dans certains cas elle ne peut être déclenchée que par un traumatisme crânien grave, une intoxication alcoolique chronique ou encore une excitation nerveuse périphérique très douloureuse, tandis que chez ceux qui y sont prédisposés elle peut survenir sans qu’intervienne aucun de ces facteurs3.

Quant à la nature des affects qui se déchargent dans la crise épileptique, sans investigation psychanalytique méthodique on ne peut rien affirmer avec certitude. Mais on peut s’attendre à ce que cette investigation mette en évidence une forte participation des pulsions partielles sado-masochiques.

De même, je suppose que l’épilepsie se situe à la limite des névroses de transfert et des névroses narcissiques, et je fais la même hypothèse en ce qui concerne les tics4.

L’intensité de la crise fait penser qu’il s’agit d’une régression narcissique beaucoup plus profonde que dans le sommeil normal, quelque chose qui ressemble à la rigidité cataleptique et à la flexibilité cireuse du catatonique. Alors que dans la décharge motrice et le délire post-épileptique le malade se déchaîne encore contre le monde extérieur ou bien retourne son agressivité contre lui-même, donc s’accroche encore à la « relation d’objet ».

La théorie de la régression épileptique permet de jeter quelque lumière à la fois sur le rapport étroit qui existe entre la crise d’épilepsie et l’état de sommeil (donc un degré plus faible de la même régression), ainsi que sur l’association entre la disposition à l’épilepsie et d’autres troubles organiques du développement ou certains atavismes.

Je voudrais revenir à nouveau sur le cas où l’épileptique en crise étouffe réellement au lieu d’être réveillé par le blocage respiratoire. La littérature médicale relate des cas où le malade, tombé la tête la première dans un trou d’eau peu profond, s’étouffe alors qu’un simple mouvement aurait suffi à lui sauver la vie ; on m’a également rapporté un cas où le malade faisait toujours ses crises la nuit et, comme à dessein, avait l’habitude de dormir à plat ventre la bouche et les narines menacées d’obstruction par l’oreiller (ce malade mourut d’ailleurs au cours d’une crise, mais sans témoin, de sorte qu’il n’a pas été possible d’établir les circonstances exactes de sa mort). On pourrait dire que seuls méritent le nom d’« épilepsie » les cas où l’inconscience ne peut être modifiée par aucune gêne respiratoire, même provoquée. Mais un autre point de vue mérite également de retenir l’attention, à savoir que l’inconscience épileptique peut être plus ou moins profonde et que les cas où le patient étouffe vraiment représentent des cas extrêmes où la régression pré-natale a été pour ainsi dire au-delà de la situation intra-utérine, jusqu’à l’état de non-vie5.

Le monde animal nous offre lui aussi des exemples où l’organisme se met à l’abri d’une souffrance intolérable par le morcellement ou l’autotomie. On pourrait y voir le prototype phylogénétique de ce « retournement contre la personne propre » qui se manifeste dans plusieurs névroses (hystérie, mélancolie, épilepsie). L’hypothèse métapsychologique qui correspondrait à ce mode de réaction serait celle d’un retrait de l’investissement libidinal de l’organisme propre, qui est alors traité comme une chose étrangère au Moi, c’est-à-dire hostile. Un très grand chagrin ou une très forte douleur physique peuvent renforcer l’aspiration à une quiétude absolue, c’est-à-dire à la quiétude de la mort, au point que tout ce qui risque de troubler cette tendance suscite une réaction de défense et d’hostilité. J’ai pu le constater autrefois dans le triste cas d’une femme agonisant au milieu de souffrances indicibles, qui répondait à toute tentative thérapeutique visant à la réveiller de sa léthargie croissante par des mouvements de colère et souvent même de violents mouvements de défense. Vue sous cet angle, la crise d’épilepsie pourrait être décrite comme une tentative de suicide par blocage respiratoire, plus ou moins sérieuse, ébauchée symboliquement dans les cas bénins, mais réellement accomplie dans certains cas extrêmes.

Il se peut que dans la crise épileptique la zone érogène respiratoire — dont la primauté dans le cas de certains troubles respiratoires de l’enfant a été établie par le Dr Forsyth de Londres — joue le rôle de zone prédominante.

Ceux qui connaissent l’importance vraiment prodigieuse du symbolisme dans la vie, et la régularité avec laquelle on trouve associés le symbolisme de la mort et le symbolisme du corps maternel dans les rêves et dans les névroses6, ne seront guère surpris si la crise épileptique s’avère elle aussi procéder de cette double signification.

Selon cette interprétation des crises, la personnalité de l’épileptique apparaîtrait comme celle d’un être aux pulsions particulièrement fortes et aux affects violents, qui parvient à se protéger pendant longtemps des explosions au moyen d’un refoulement extrêmement rigoureux de ses pulsions, parfois aussi à l’aide de formations réactionnelles, telles une très grande soumission ou une religiosité exagérée, mais qui périodiquement, au moment venu, libère ces pulsions et les laisse se déchaîner, parfois avec une bestiale indifférence à autrui, contre le monde entier ou contre sa propre personne devenue étrangère et hostile. Cette décharge affective lui procure alors un apaisement voisin du sommeil — souvent de courte durée seulement — dont le prototype est la quiétude intra-utérine ou la mort.

Dans certains cas, en particulier pendant l’aura, ou au cours des états dits crépusculaires et les « équivalents » épileptiques, c’est l’agression contre le monde extérieur qui prédomine et peut se manifester par des meurtres en série et une fureur de destruction aveugle. Dans d’autres cas, la fureur est essentiellement retournée contre la personne elle-même et ne s’apaise que lorsque l’intention suicidaire inconsciente a atteint son but. Le « petit mal », ou absences passagères sans convulsions, semble affecter les sujets qui réussissent à atteindre le bonheur de cet état de repos embryonnaire passager sans décharge affective critique, simplement par un retrait de la libido et de l’intérêt du monde extérieur, par un blocage de la fonction de perception.

Le nombre important des délinquants sexuels parmi les épileptiques et la multiplicité des perversions sexuelles qu’ils présentent souvent dans des combinaisons tout à fait extraordinaires témoignent suffisamment de l’importance considérable qui revient à la sexualité parmi les pulsions déchargées dans la crise épileptique7. Dans certains cas, la crise paraît manifestement constituer un « équivalent de coït », comme par exemple chez ce malade observé par moi qui ne pouvait éviter la crise qu’au prix d’un coït quotidien et parfois même pluri-quotidien. La ressemblance à bien des égards entre la crise épileptique (et, selon Freud, entre la crise hystérique) et le déroulement du coït — convulsions, modification du rythme respiratoire, troubles de la conscience, etc. — était déjà fort justement reconnue par les médecins d’autrefois. J’espère pouvoir fournir une autre fois une clé théorique qui permette d’expliquer les multiples analogies entre sommeil, crise et orgasme, quand j’aborderai le sens de cette curieuse coordination des actes agressifs et des altérations de l’état psycho-physique que l’on appelle acte sexuel et qui se retrouve avec cette similitude remarquable chez tant d’espèces animales8.

Je me contenterai d’indiquer dès maintenant ma thèse selon laquelle, dans l’orgasme, l’ensemble de la personnalité (le Moi) s’identifie à l’organe génital et — comme dans le sommeil et dans certaines phases de la crise épileptique — parvient à la situation intra-utérine sur le mode hallucinatoire ; le membre viril qui progresse vers l’utérus atteint ce but de façon partielle ou, plus exactement, « symbolique », et seule la sécrétion, génitale, le sperme, a le privilège d’y parvenir en réalité.


1 « Le développement du sens de réalité et ses stades », dans Ptychanalyie II, Payot, Paris.

2 Dans l’article précédemment cité, voir le passage concernant le premier sommeil du nouveau-né.

3 L’épilepsie jacksonienne qui est produite par une irritation purement mécanique des centres moteurs du cerveau , n'est pas à classer parmi les épilepsies psychogènes au sens où il en est question ici.

4 « Réflexions psychanalytiques sur les tics », Psychanalyse III.

5 Voir la remarque de Freud sur la pulsion de mort dans « Au delà du principe de plaisir », dans Essais de psychanalyse, Payot.

6 Voir mes travaux récents sur le symbolisme : « Symbolisme du pont » et « Symbolisme du pont et la légende de Don Juan », Psychanalyse III.

7 « Thalassa », Psychanalyse III.

8 Maeder : « Sexualité et épilepsie », Jahrb. f. Psychoanal. u. Psychopath. Fortch., t. I, 1909.