Le symbolisme du pont et la légende de Don Juan

Il y a peu de temps, dans une brève communication portant sur le « symbolisme du pont »1, j’ai tenté de découvrir les multiples couches de signification prises par le pont dans l’inconscient. Selon cette interprétation, le pont est : 1° Le membre viril qui unit le couple parental pendant les rapports sexuels et auquel le petit enfant doit s’agripper s’il ne veut pas périr dans l’« eau profonde » que le pont surplombe, 2° Dans la mesure où c’est au membre masculin que l’on doit d’être né de cette eau, le pont constitue une voie de passage important entre l’« autre-côté » (ce qui n’est pas encore né, le sein maternel) et « Ce-Côté » (la vie). 3° Comme l’être humain est incapable de se représenter la mort, l’au-delà de la vie, autrement qu’à l’image du passé, donc comme un retour au sein maternel (l’eau, la terre-mère), le pont acquiert également la signification symbolique d’une voie de passage vers la mort. 4° Enfin le pont peut servir à figurer des « passages », des « changements d’état ».

Or la version primitive de la Légende de Don Juan présente les trois premiers motifs (1-3) si étroitement associés à un symbole de pont évident que je me sens autorisé à y voir une confirmation de mon interprétation.

Selon la légende, le célèbre séducteur Miguel Monara Vicentello de Leco (Don Juan) allume son cigare à celui du diable par-dessus le Guadalquivir. Un jour il rencontra son propre convoi funèbre et voulut être enterré dans la crypte d’une chapelle construite par lui afin d’être foulé aux pieds. Ce n’est qu’après cet « enterrement » qu’il se convertit et devint un pécheur repenti.

Je voudrais montrer que le cigare allumé par-dessus le Guadalquivir constitue une variante du symbole « pont » qui (comme c’est souvent le cas avec les variantes) permet le retour d’une grande partie de l’inconscient refoulé. Le cigare évoque, par sa forme et par son incandescence, l’organe masculin brûlant de désir. Le geste grandiose — allumer son cigare par-dessus le fleuve — s’accorde parfaitement avec l’image d’un Don Juan doué d’une puissance prodigieuse dont on voudrait se représenter le membre dans une colossale érection.

La présence à son propre enterrement pourrait s’expliquer en supposant que ce fantasme du double est en fait la personnification d’une partie essentielle du Moi corporel de Don Juan : son organe sexuel. À chaque rapport sexuel, celui-ci est effectivement « enterré » et ce au lieu même qui fut celui de la naissance ; et le reste du Moi pourrait considérer cet « enterrement » avec une certaine angoisse. La psychanalyse d’un grand nombre de rêves et de la claustrophobie névrotique explique la crainte d’être enterré vivant par le désir, transformé en angoisse, de retourner dans le sein maternel. Par ailleurs, du point de vue narcissique, tout rapport sexuel, tout don de soi à la femme, constitue une sorte de castration au sens de Stärke2 et le Moi lésé peut réagir à cette castration par une angoisse de mort. Des scrupules de conscience et des fantasmes de châtiment peuvent également contribuer à ce qu’un Don Juan se sente à chaque acte sexuel plus proche de l’enfer, de l’anéantissement. Ce fantasme de châtiment s’éclaire quelque peu si, à la suite de Freud, nous considérons la vie amoureuse à la manière de Don Juan, c’est-à-dire la compulsion à la formation de séries, à la conquête de femmes innombrables (la liste de Leporello !), comme un simple substitut de la seule et touque bien-aimée qui reste interdite même à Don Juan (fantasme œdipien) ; ce fantasme ne fait sans doute que pressentir le « péché mortel » par excellence.

Je ne prétends nullement avoir dévoilé dans ces quelques lignes le contenu caché de la légende de Don Juan, qui possède encore plus d’un trait obscur (indiquons par exemple la signification probablement homosexuelle du fait d’allumer son cigare à celui d’un autre) ; je voulais seulement produire une preuve en faveur de l'interprétation du pont comme phallus ou vie-et-mort quand il apparaît parmi les symboles typiques de la mort, de la naissance et de la sexualité.


1 Psychanalyse III, Payot.

2 « Der Kastrationcomplex », Int. Zeitschr. f. PsA., t. VII, 1921.