La phase hospitalière

Les techniques de distanciation

Durant les dernières étapes de la phase pré-hospitalière le malade, à tort ou à raison, prend conscience d’avoir été abandonné par la société et rejeté par ceux qui le touchent de plus près. Il n’est pas sans intérêt de constater que l’interné, surtout s’il s’agit d’une première admission, parvient parfois à éviter d’aller jusqu’au bout de cette pente, même s’il se retrouve dans un service fermé d’hôpital psychiatrique. Lorsqu’il arrive à l’hôpital, son plus vif désir est de ne pas se voir identifié à ce qu’il est devenu, ni à ce qu’il était avant son internement. Par suite, il se peut qu’il évite de parler à quiconque, s’isole le plus possible, prenne l’attitude d’un malade qui n’a pas un bon contact, ou d’un véritable fou pour éviter d’avoir à se prêter à tout échange qui le mettrait, par politesse, dans l’obligation d’user de réciprocité et de révéler ainsi aux autres ce qu’il est devenu. Le proche parent fait-il l’effort de rendre visite au malade ? Il est fort possible qu’il se heurte à une personne qui refuse de desserrer les dents ou de se rendre au parloir ; ces stratagèmes peuvent signifier que le malade s’attache aux rares liens qui l’unissent encore à ceux qui ont fait son passé et protège ces vestiges contre une destruction définitive en refusant tout contact avec les étrangers qu’ils sont devenus258.

En général, le malade finit par renoncer à cet effort éprouvant pour garder l’anonymat ; il abandonne son attitude d’absentéisme et se prête peu à peu, avec les gens de l’hôpital, à des échanges sociaux conventionnels. Il ne manifeste dès lors son détachement que de certaines manières bien particulières, en n’employant que son surnom, en signant ses articles dans l’hebdomadaire des malades de ses seules initiales ou en utilisant pour son courrier l’inoffensive adresse « de couverture » que certains hôpitaux ont la délicatesse de mettre à la disposition de leurs malades ; ou alors il ne s’écarte des autres que dans certaines circonstances particulières, par exemple lorsqu’un groupe d’infirmières stagiaires visite son quartier ou lorsque, se trouvant dans le parc en liberté conditionnelle, il se rend compte soudain qu’il va croiser quelqu’un qu’il a connu dans la vie normale. Parlant de ce retour à une sorte de disponibilité, les surveillants disent parfois que le malade « s’y fait » : cela signifie qu’il a adopté une nouvelle attitude et qu’il s’y tient. Ce processus ressemble à ce que l’on appelle dans d’autres groupes sociaux « faire ses débuts »259.

Une fois que le malade commence à se faire à l’hôpital, son destin tend, dans ses grandes lignes, à s’aligner sur celui des gens que l’on trouve dans tous les établissements de réclusion, prisons, camps de concentration, monastères, camps de travail, etc., dans lesquels le reclus passe la totalité de son existence et voit défiler ses journées régimentaires dans l’étroite compagnie d’un groupe de personnes partageant le même statut institutionnel.

Comme tout néophyte dans la même situation, le nouvel hospitalisé se trouve proprement dépouillé de ce qui avait eu jadis pour lui une valeur de certitude, de satisfaction ou de protection, et soumis à toute une série d’expériences mortifiantes : atteintes à sa liberté de mouvement, vie communautaire, contrôle constant et omniprésent de toute la hiérarchie et ainsi de suite… On découvre alors combien l’idée que l’on se fait de soi se trouve vite remise en question lorsqu’elle est brutalement privée de ses supports habituels.

Le système des quartiers

Pendant qu’il endure ces épreuves morales humiliantes, l’hospitalisé apprend à s’orienter dans le « Système des quartiers » (ward system)260 261. Il s’agit, dans les hôpitaux psychiatriques d’État, d’une série de dispositions hiérarchisées qui règlent la vie des malades au niveau des quartiers, et des unités administratives nommées « sections », par rapport aux statuts spéciaux de liberté conditionnelle. Au plus bas niveau, on ne trouve généralement que des bancs de bois, une nourriture insipide, un coin pour dormir. Au niveau le meilleur, on peut bénéficier d’une pièce pour soi, du privilège de sortir dans le parc ou en ville, de contacts à peu près neutres avec le personnel, d’une nourriture qui passe pour bonne et de nombreuses possibilités de divertissements. Pour toute désobéissance aux règles multiples en usage dans l’établissement, le reclus se verra infliger des châtiments sévères, consistant en retraits de privilèges acquis. En revanche, sa docilité lui vaudra, le cas échéant, de retrouver certains des humbles plaisirs qu’il tenait pour acquis avant son entrée à l’hôpital.

L’institutionnalisation de ces niveaux de vie radicalement différents les uns des autres jette une lumière crue sur tout ce qu’impliquent pour le moi les éléments du cadre social. Cela souligne encore le fait que le moi n’est pas formé uniquement par les échanges intersubjectifs que l’individu peut avoir avec d’autres personnes importantes à ses yeux, mais aussi par les conditions objectives de l’organisation. L’individu peut facilement ne pas voir en certains cadres des éléments d’expression ou d’extension de son moi : un touriste qui visite les bas-quartiers d’une ville peut fort bien prendre plaisir à cette situation, non parce qu’elle est un reflet de lui-même, mais parce qu’elle en est précisément le contraire. Il est d’autres cadres, celui d’une salle de séjour par exemple, que l’individu aménage à son idée et dont il se sert pour donner aux autres une impression favorable de lui-même ; et il en est d’autres encore, comme le lieu de travail, qui reflètent le statut professionnel du travailleur, mais sur lesquels il n’a aucun pouvoir puisque c’est l’employeur qui, avec plus ou moins de délicatesse, y impose ses vues. Le cas des hôpitaux psychiatriques se situe à la limite de cette dernière éventualité, et ce n’est pas seulement dû aux conditions d’existence exceptionnellement dégradées que l’on y réserve aux malades, mais aussi à la façon exceptionnelle, unique, dont on leur fait sentir, à tous moments, dans tous les domaines, et avec une insistance persistante, le poids du milieu sur leur moi. Tout est fait pour rappeler au malade placé dans un quartier donné que les restrictions et les privations dont il est l’objet ne sont pas dues aux nécessités aveugles de la tradition ou de l’économie – qui pourraient donc être dissociées du moi – mais qu’elles sont voulues et font partie de son traitement, qu’elles correspondent à ses besoins actuels et qu’elles expriment par conséquent l’état dans lequel il est tombé. Ayant toutes les raisons de réclamer de meilleures conditions d’existence, le malade s’entend répondre que le personnel prendra toutes dispositions utiles lorsqu’il l’estimera « capable de se débrouiller » ou susceptible de « se sentir à l’aise » dans un meilleur quartier. Bref, l’affectation à un quartier n’est pas présentée au malade comme une récompense ou une punition, mais comme l’expression de son comportement social moyen et de son statut d’individu. Compte tenu du fait que les quartiers les plus médiocres procurent aux malades atteints de déficience mentale organique une existence quotidienne à laquelle ils s’adaptent assez bien, et que ces êtres humainement très diminués sont là pour en administrer la preuve, on peut se faire une idée du poids des structures hospitalières sur l’individu262.

Le système des quartiers procure donc un exemple extrême de la façon dont l’organisation matérielle d’un établissement peut être explicitement utilisée pour modifier l’opinion qu’un individu se fait de lui-même mais, dans le cas des hôpitaux psychiatriques, cette idée de soi subit des atteintes encore plus directes et plus graves du fait de la mission psychiatrique dont sont officiellement investis ces établissements. Plus l’orientation d’un hôpital est « médicale » et d’avant-garde, plus il se veut fait pour les soins et non pour la seule surveillance et plus le malade risque de se trouver en présence d’un personnel de haut niveau qui lui montrera que son passé a été un échec, que les causes de cet échec doivent être cherchées au plus profond de lui-même, que son attitude devant la vie est mauvaise et que, s’il veut être quelqu’un, il lui faudra changer et son attitude à l’égard des autres et l’idée qu’il se fait de lui-même. Souvent, pour faire bien pénétrer en lui la valeur morale de ces attaques verbales, on demandera au malade de faire un effort pour adopter sur lui-même ce point de vue psychiatrique au cours de séances privées d’autocritique ou de psychothérapie collective dont les détails ont été pré-arrangés.

On observe que tout individu, à un stade donné de sa carrière (et cela ne s’applique pas aux internés), se forge une image de sa vie – passée, présente et future – qui sélectionne, élimine et déforme certains détails de façon à se présenter comme un dispositif susceptible de s’appliquer à toutes les situations ordinaires. De façon générale, au cours de cette démarche, l’individu suit une ligne qui, par réflexe d’auto-défense, le met en parfait accord avec les valeurs fondamentales de son milieu, et mérite ainsi le nom d’apologie. S’il parvient à présenter un tableau qui, pour le passé, met en évidence le jeu de qualités personnelles avantageuses et dévoile pour l’avenir des perspectives favorables, on a l’histoire d’une réussite. Si son passé et son présent revêtent des caractères particulièrement sombres, le mieux qu’il puisse faire est sans doute de montrer qu’il n’est pas responsable de ce qui lui est arrivé et de construire ce qu’on peut appeler l’histoire de ses malheurs (sad tale). Il n’est pas sans intérêt de remarquer que plus un individu se trouve, par son passé, placé en marge des valeurs morales essentielles, plus il se croit obligé de raconter l’histoire de ses malheurs à tous ceux, quels qu’ils soient, qui l’entourent ; peut-être est-ce pour répondre partiellement au besoin qu’il sent chez les autres de ne pas voir remettre en question l’idée qu’ils ont du déroulement de leur propre existence. En tout cas, ce sont, semble-t-il, les forçats, les ivrognes et les prostituées qui sont le plus enclins à se livrer à ce genre de récits263.

Les histoires de malheurs

Dans les hôpitaux psychiatriques, le cadre et les règlements intérieurs rappellent avec insistance à l’interné qu’il représente, en tout état de cause, un cas de maladie mentale, qu’il a subi à l’extérieur une sorte d’effondrement social, qu’il a échoué à peu près dans tous les domaines et qu’il est désormais, socialement parlant, de peu de poids, puisqu’il est à peine capable de se comporter en personne pourvue de tous ses moyens. Ces humiliations sont sans doute ressenties avec plus d’acuité par les malades des classes moyennes que leurs conditions de vie antérieures n’ont pas immunisés contre de tels affronts, mais tous les malades, quels qu’ils soient, éprouvent un sentiment de déchéance plus ou moins aigu. Tout comme le ferait à l’extérieur n’importe quel individu normal appartenant au même milieu culturel, le malade mental fait généralement face à cette situation en cherchant à accréditer une histoire de ses malheurs prouvant qu’il n’est pas « fou », que les « petits ennuis » qu’il a connus sont en réalité imputables à quelqu’un d’autre, que toute sa vie passée s’est, dans l’ensemble, déroulée dans l’honneur et la droiture et qu’il est par conséquent injuste de la part de l’hôpital de lui imposer le statut de malade mental. Cette tendance au respect de soi est profondément institutionnalisée dans la société des malades qui, lors de la prise de contact, parlent volontiers, sur le mode des conversations à bâtons rompus, de la vie ordinaire, des quartiers dans lesquels ils résident et de la durée de leur séjour, mais taisent les raisons de leur présence264. Lorsqu’une familiarité plus grande s’établit, chaque malade propose volontiers des raisons à peu près plausibles pour justifier son hospitalisation et accepte en même temps les explications de ses camarades sans poser sur le coup la moindre question directe. Nombre d’histoires de ce genre trouvent le plus grand crédit :

« Je suivais des cours du soir pour passer une licence tout en travaillant, et tout cela est devenu beaucoup trop lourd à supporter ».

« Les autres ici sont des malades mentaux mais, moi, c’est seulement mon système nerveux qui ne va pas, et c’est cela qui me vaut toutes ces phobies ».

« On m’a mis ici par erreur, parce que je fais du diabète, et je dois m’en aller dans deux jours ». (Ce malade était là depuis sept semaines).

« J’ai eu une enfance ratée et, plus tard, j’ai cherché chez ma femme le protecteur que je n’avais pas eu ».

« Le malheur, avec moi, c’est que je ne peux pas travailler, c’est pour cela que je suis ici : j’ai eu deux places, avec tout l’argent que je désirais et un foyer agréable »265.

Il arrive que le malade renforce ces histoires en embellissant sa profession antérieure. Tel qui était parvenu à obtenir une audition de speaker à la radio se qualifie de speaker, tel autre qui a travaillé quelques mois comme petit rédacteur et à qui on a ensuite confié un reportage dans un journal à grand tirage se qualifie de reporter, bien qu’il ait été remercié au bout de trois semaines.

C’est un rôle social complet qui peut s’édifier dans la communauté des malades sur la base de ces fictions réciproquement entretenues, et les amabilités que l’on se fait en face sont quelque peu atténuées par les commérages faits par derrière, plus proches des faits « objectifs ». On peut voir s’exercer là une des fonctions sociales classiques dans les groupes non structurés et homogènes : les individus s’y servent mutuellement de public, pour se réconforter par le récit de leurs propres histoires, un peu plus consistantes que la pure fiction et un peu plus fragiles que la réalité.

Mais le contexte hospitalier, quasi unique en son genre ici, se révèle particulièrement peu propice au développement de ces récits autobiographiques, sauf s’ils reposent déjà sur des données psychiatriques. Le pouvoir de destruction que possède le milieu s’exprime de façon bien plus profonde que par simple mention portée sur le dossier officiel et attestant que le malade n’est pas sain d’esprit, qu’il constitue un danger pour lui-même et pour les autres – attestation qui, soit dit en passant, est de nature à affecter, sinon à anéantir, son amour-propre.

Il est certain que les conditions dégradantes offertes par le cadre de l’hôpital ôtent toute crédibilité à la plupart des histoires que racontent les malades et le fait même qu’un individu soit interné dans un hôpital psychiatrique dément les récits qu’il peut construire. De surcroît, évidemment, la solidarité entre malades n’est pas toujours assez grande pour éviter, que dans certains cas, ils ne mettent réciproquement en doute leurs récits, de même qu’il y a toujours des surveillants qui ne sont pas à ce point « formés » (« professionalized » attendants)266 qu’ils évitent de mettre en doute les paroles des malades. Comme le répétait sans cesse un malade à l’un de ses compagnons pour lui faire prendre conscience de son état :

« Si tu es si malin, comment as-tu pu te laisser mettre ici ? »

La suspicion médicale

Mais le cadre de l’hôpital psychiatrique est encore plus traître. Le personnel, indépendamment même de la véritable raison qui le pousse à douter, a beaucoup à gagner à mettre en question l’histoire du malade. Pour que l’équipe de surveillance puisse mener à bien sa tâche quotidienne, sans difficultés ni récriminations, il peut se révéler utile qu’elle soit en mesure de lui démontrer que les références personnelles sur lesquelles il fonde ses demandes sont fausses, qu’il n’est pas ce qu’il prétend être et qu’en fait, en tant qu’homme, il n’est qu’un raté. Pour que l’équipe des psychiatres puisse imposer au malade l’opinion qu’elle a du personnage qu’il s’est créé, elle doit être en mesure de lui démontrer en détail que sa version de son passé et de son caractère est beaucoup plus solide que celle qu’il avance lui-même267. Pour pouvoir amener le malade à coopérer aux différents traitements psychiatriques, ces deux équipes peuvent avoir intérêt à lui montrer qu’il se trompe sur leurs intentions et l’amener à la conviction qu’elles savent ce qu’elles font et qu’elles agissent au mieux de ses intérêts. Bref, les difficultés suscitées par un malade sont étroitement liées à sa propre version de ce qui lui est arrivé et il est très utile de discréditer cette version pour obtenir sa coopération. Le malade doit finir par adopter au plus profond de lui-même, ou faire semblant d’adopter, l’opinion de l’hôpital sur sa personne.

Outre l’effet de miroir exercé par le cadre hospitalier, le personnel dispose aussi de moyens théoriques pour rejeter l’argumentation du malade. En psychiatrie, on définit couramment le désordre mental comme un trouble qui peut avoir ses racines dans la première enfance du malade, se manifester tout au long de sa vie et envahir presque tous les domaines de son activité quotidienne. Il n’est donc aucun secteur de son passé ou de son présent qui échappe à la compétence ou aux attributions du psychiatre. Les hôpitaux institutionnalisent bureaucratiquement la compétence extrêmement étendue qu’ils s’attribuent en fondant explicitement leur traitement du malade sur le diagnostic des psychiatres et, partant, sur leur interprétation de son passé.

Rien n’exprime mieux cette idée d’une compétence généralisée que l’usage des dossiers médicaux : dans l’ensemble, le rôle du dossier n’est pas d’enregistrer scrupuleusement les preuves données par le malade de son aptitude à se tirer honorablement de situations difficiles ni de donner un échantillonnage moyen de la conduite passée de l’intéressé ; son rôle essentiel est de décrire les différentes manifestations de la « maladie », de montrer que l’on a bien fait de l’interner et que l’on fait bien de le garder encore enfermé ; on y parvient en isolant de l’ensemble de sa vie les incidents qui ont, ou auraient pu avoir une signification symptomatologique268. Les mésaventures qui pourraient faire penser à une « tare » de ses parents ou de ses frères y figurent ; les actes qui peuvent être considérés comme symptômes des troubles de son jugement ou de ses désordres affectifs y sont consignés, de même que les circonstances dans lesquelles il a agi d’une façon qui, aux yeux des profanes, passerait pour immorale, perverse, velléitaire, infantile, irréfléchie, impulsive ou folle. Les dérèglements de conduite dans lesquels on a vu le sommet de son égarement et qui ont exigé une intervention immédiate y sont généralement mentionnés avec force détails. En outre, on trouve dans le dossier la description de l’état du malade lors de son admission qui, en général, est loin de correspondre à une période de calme et de quiétude. Ce rapport peut aussi faire état de la ligne de conduite mensongère adoptée par le malade dans ses réponses à des questions embarrassantes, et le faire apparaître ainsi sous les traits de quelqu’un qui n’hésite pas à nier l’évidence :

« déclare qu’elle ne vit chez sa fille aînée ou ses sœurs que lorsqu’elle est malade et a besoin de soins ; qu’autrement elle vit avec son mari ; lui prétend qu’il n’en est rien depuis douze ans » ;

« contrairement aux rapports du personnel, il déclare que depuis longtemps, il ne tape plus de grands coups sur le parquet et qu’il ne crie plus le matin » ;

« cache le fait qu’on lui a enlevé les organes et prétend être toujours réglée269 ».

« Elle a commencé par nier avoir eu des relations sexuelles avant de connaître son mari, mais après qu’on lui eût parlé de Jim, elle dit avoir oublié ce qui s’était passé entre eux parce que cela n’avait pas été agréable »270.

Lorsque le rapporteur n’a pas connaissance des faits qui contredisent la version du malade, il en admet néanmoins la possibilité :

« La malade a nié avoir eu la moindre expérience hétérosexuelle et aucun piège n’a pu l’amener à reconnaître avoir été enceinte ou s’être livrée à des pratiques sexuelles d’aucune sorte. Elle a nié également s’être masturbée ».

« Malgré la pression considérable exercée sur elle, elle a refusé de laisser paraître la moindre manifestation de mécanismes paranoïdes ».

« L’existence d’un élément psychotique n’a pu être, à ce jour, mise en évidence »271.

Et, de façon encore plus gratuite, des pointes de scepticisme apparaissent souvent dans la description du comportement social du malade à l’hôpital.

« Pendant l’interrogatoire, il est affable et apparemment sûr de lui ; il émaille librement ses réponses de hautes considérations générales ».

« Avantageusement tiré à quatre épingles et pourvu d’une petite moustache soignée à la Hitler, cet homme de 45 ans qui est à l’hôpital depuis cinq ans au moins s’y est organisé une vie très heureuse en adoptant le rôle d’un bon vivant distingué, non seulement très supérieur intellectuellement aux malades qui l’entourent, mais sachant aussi plaire aux femmes. Ses discours sont truffés de mots interminables qu’il emploie généralement à bon escient mais s’il parle assez longtemps sur un sujet quelconque, il paraît bientôt tellement perdu dans cette diarrhée verbale que ce qu’il dit se révèle dépourvu de toute signification »272.

Les notations inscrites dans le dossier sont donc très exactement de celles qu’un profane jugerait scandaleuses, diffamatoires ou déshonorantes. Il me paraît juste de noter qu’en général le personnel des hôpitaux psychiatriques, à tous les niveaux, ne parvient pas à utiliser ces éléments avec la neutralité morale nécessaire à l’établissement de rapports médicaux et de diagnostics psychiatriques, mais qu’au contraire il manifeste dans ses intonations et ses gestes, si ce n’est autrement, les mêmes réactions que les profanes. Ces réactions peuvent se produire aussi bien en présence des malades qu’au cours de rencontres entre membres du personnel.

La divulgation des informations

Dans certains hôpitaux psychiatriques, l’accès aux dossiers est en principe réservé au corps médical et aux infirmiers supérieurs, mais, là encore, le personnel subalterne peut lui aussi y accéder officieusement ou en connaître indirectement le contenu273. En outre, on estime que le personnel de salle a le droit de connaître les aspects de la conduite antérieure du malade qui, nonobstant la réputation qu’il veut se forger pour les dissimuler, permettent de le traiter au mieux, dans son propre intérêt, et avec un minimum de risques pour les autres. De surcroît, la totalité du personnel peut en principe consulter les fiches de soins rédigées au quartier, qui consignent les péripéties quotidiennes de l’évolution des troubles et, partant, du comportement du malade. Ces fiches fournissent ainsi sur son état actuel le même genre de renseignements que le dossier sur son passé.

Sans doute la plupart des renseignements consignés dans les dossiers sont-ils en gros exacts, mais il est non moins exact que l’on pourrait trouver dans la vie de presque tout le monde une quantité suffisante de faits infamants pour justifier un dossier d’internement. De toutes façons, il ne s’agit pas de décider s’il est ou non souhaitable d’établir un dossier ou de chercher les raisons qui poussent le personnel à en tenir un. L’important est que, dans la mesure même où ces faits relevés sur son compte sont justes, le malade n’a aucune possibilité de les dissimuler comme il serait normalement incité à le faire sous la pression de son milieu culturel, ce qui lui apporterait un certain soulagement ; et le pire est sans doute la menace constante que fait peser sur lui le sentiment que ces données sont livrées à tous, sans qu’il ait la moindre possibilité de contrôle274. Un jeune homme, d’allure virile, qui réagit à l’appel sous les drapeaux en s’enfuyant de la caserne pour se cacher dans la penderie d’une chambre d’hôtel où sa mère le retrouve en larmes ; une femme qui entreprend d’aller de l’Utah à Washington pour prévenir le Président qu’un destin funeste le menace ; un homme qui se dévêt devant trois fillettes ; un garçon qui interdit l’accès de la maison à sa sœur et lui casse deux dents quand elle essaie d’entrer par la fenêtre : tous ces gens auront de bonnes raisons de dissimuler leurs actes et de non moins bonnes raisons de mentir à leur sujet.

Les différentes formes de relations, officielles ou non, qui se nouent entre membres du personnel, accusent encore ce processus de divulgation que l’existence même du dossier déclenche. Le malade commet-il un acte répréhensible à un moment donné de la journée et dans un secteur particulier de l’établissement, la chose, sera selon toute vraisemblance rapportée aux personnes qui contrôlent d’autres domaines de son existence, où elles le jugeraient incapable d’agir ainsi.

À l’hôpital, comme en un certain nombre d’autres établissements, la pratique des réunions entre membres du personnel à tous les niveaux s’est généralisée. Au cours de ces réunions, le personnel expose son opinion sur les malades, décide en commun la ligne que ceux-ci essayent de suivre et celle qu’il convient d’adopter à leur égard. Le malade qui entretient des relations personnelles avec un surveillant ou qui, à force de se plaindre d’être l’objet de mauvais traitements, finit par jeter le trouble dans l’esprit d’un surveillant, se trouve parfois remis à sa place par ce conseil du personnel, qui lui donne soit un avertissement, soit l’assurance que le malade est vraiment « atteint ». Puisque les différentes images de lui-même qui lui sont habituellement renvoyées de tous les niveaux de son entourage finissent ici par se trouver réduites, derrière son dos, à une seule, le malade s’estime parfois en butte à une sorte de conspiration, même si l’on pense sincèrement agir en fonction de son intérêt à long terme. En outre, tout changement de quartier ou de section décidé pour des raisons officielles s’accompagne en général de commentaires officieux sur le caractère du malade, pour faciliter en principe la tâche de l’employé qui en aura désormais la responsabilité.

Enfin, dans les circonstances les moins officielles – lors du déjeuner ou de la pause-café par exemple –, la conversation du personnel porte souvent sur les derniers faits et gestes des malades et ces commérages, courants dans tout établissement, prennent ici un relief particulier parce que l’on y est convaincu que tout ce qui touche au malade concerne directement, d’une manière ou d’une autre, les employés de l’hôpital. Rien ne s’oppose, en principe, à ce que de tels commérages grandissent le sujet au lieu de l’abaisser, mais on a toujours tendance, en ce genre de conversations, à critiquer les absents pour mieux sauvegarder l’intégrité et le prestige du cercle où se tiennent ces propos. Aussi, même lorsque les commentaires semblent relever d’une intention généreuse, ils n’en suggèrent pas moins, le plus souvent, que le malade n’est pas une personne achevée, témoin ce jugement formulé en prenant le café avec des amis par un thérapeute de groupe consciencieux et bienveillant avec ses malades :

« J’ai eu deux ou trois perturbateurs dans le groupe. Un homme surtout – un juriste très brillant (à voix basse), James Wilson – qui m’a rendu la vie impossible ; mais je n’ai pas cédé, je l’ai constamment incité à monter sur la scène et à faire quelque chose. Je commençais à désespérer, alors je me suis retourné contre son médecin personnel qui m’a dit qu’à ce moment précis, l’homme, en dépit de son bluff et des apparences, avait vraiment besoin du groupe, que cela avait sûrement beaucoup plus d’importance pour lui que n’importe quel autre traitement applicable à l’extérieur, qu’il avait vraiment besoin de ce soutien. Eh bien, cela a complètement modifié mes sentiments à son égard… Il est sorti maintenant ».

En règle générale, les hôpitaux psychiatriques font systématiquement circuler sur chaque malade les renseignements que celui-ci s’efforce de tenir cachés et que l’on utilise quotidiennement, d’une manière plus ou moins poussée, pour lui clore le bec. Au moment de l’admission, ou de la visite médicale, on lui pose des questions auxquelles il se croit obligé de donner des réponses erronées s’il veut sauvegarder sa dignité, mais il arrive alors que la vraie réponse lui soit jetée à la figure. Le surveillant à qui il donne sa propre version de son passé ou des raisons pour lesquelles il est interné sourit parfois d’un air incrédule ou lui répond « ce n’est pas ce que j’ai entendu dire », conformément au principe psychiatrique qui veut que l’on ramène le malade à la réalité. S’il aborde un médecin ou une infirmière dans le quartier pour réclamer certaines faveurs ou solliciter son départ, la riposte prend la forme d’une question à laquelle il ne peut répondre sincèrement sans évoquer telle période peu brillante de sa vie. Si, au cours d’une séance de thérapie de groupe, il avance sa propre version de la situation dans laquelle il se trouve, le thérapeute, par ses questions, tente de lui ouvrir les yeux sur les fausses raisons par lesquelles il essaie de sauver la face et le pousse à adopter une interprétation qui fait de lui la seule personne à blâmer et la seule qui doive changer. S’il déclare au personnel ou à ses compagnons qu’il se sent bien et qu’il n’a jamais été vraiment malade, il se trouve toujours quelqu’un pour lui rappeler, détails à l’appui, comment, un mois seulement plus tôt, il se pavanait comme une fille, se prenait pour Dieu le Père, refusait de manger ou de parler, ou faisait des expériences de coiffure pour le moins curieuses. Chaque fois que le malade voit ses prétentions ainsi dégonflées par le personnel, son sentiment de ce qu’un homme doit être et des règles qui régissent les rapports entre pairs le poussent à reconstituer son histoire, et chaque fois qu’il agit ainsi il est de l’intérêt du personnel surveillant aussi bien que de celui des psychiatres de ruiner ces récits.

La dégradation hospitalière

Par-delà les fluctuations du moi au cours de ces échanges, on découvre une base institutionnelle tout aussi précaire. Contrairement à l’opinion généralement répandue, le « système des quartiers » assure dans les hôpitaux psychiatriques une mobilité interne assez grande, surtout au cours de la première année d’internement. Durant cette période, l’interné a des chances de changer une fois de section, trois ou quatre fois de quartier et de voir son statut de liberté conditionnelle subir plusieurs modifications. Tous ces changements sont susceptibles d’intervenir tantôt dans le bon, tantôt dans le mauvais sens. Chacun de ces déplacements entraîne une altération radicale de son style de vie ainsi que des conditions à partir desquelles il pourrait se créer un ensemble d’activités susceptibles d’affermir sa personnalité, et les effets de cette altération équivalent, par leur ampleur, à ceux que provoquerait, dans la vie sociale normale, le passage d’une classe inférieure à une classe supérieure ou l’inverse. En outre, les camarades auxquels il s’est au moins partiellement identifié seront affectés par des déplacements identiques, mais dans des directions différentes, et à des rythmes différents, ce qui, par une sorte de choc en retour, donne à l’individu un sentiment de changement social, même s’il n’en fait pas lui-même l’expérience directe.

Comme nous l’avons dit, les principes sur lesquels repose la pratique psychiatrique peuvent encore accentuer les effets des fluctuations sociales dues au système des quartiers. Ainsi, les psychiatres voient volontiers ce système comme une sorte de serre sociale dans laquelle le malade entrerait dans un état d’infantilisme et d’où, après avoir au bout d’un an atteint la salle des convalescents, il sortirait à l’état d’adulte réadapté à la société. Cette opinion surestime considérablement l’importance et le caractère valorisant que le personnel est en droit d’attendre de son travail et trahit, surtout chez ceux qui sont aux sommets de la hiérarchie hospitalière, un certain aveuglement devant les autres représentations possibles du système des quartiers, qui est aussi, entre autres choses, une méthode disciplinaire permettant d’obtenir l’obéissance des insoumis par la distribution de récompenses ou de punitions. De toutes façons, cette représentation de la réadaptation sociale tend à sous-estimer, pour les occupants de mauvais quartiers, les possibilités de comportement social, et à surestimer chez les autres le désir de tenir à nouveau un rôle dans le jeu social ainsi que leur capacité à le faire. Parce que le système des quartiers est plus qu’un simple moyen de réadaptation sociale, les internés trouvent dans certains quartiers plus d’une raison de « faire des histoires » ou de s’attirer des ennuis et mainte occasion, par conséquent, de perdre, par le jeu des rétrogradations, les privilèges afférents aux positions acquises. On peut toujours justifier officiellement ces rétrogradations en invoquant des rechutes psychiques ou morales et la théorie de l’hôpital-maison-de-réadaptation-sociale se trouve ainsi sauvée. Mais la conséquence de ces interprétations est de transformer une simple infraction au règlement suivie de rétrogradation en une expression fondamentale du moi du coupable. À l’inverse, les promotions qui peuvent avoir pour origine l’encombrement d’un quartier, ou le fait que l’on a besoin quelque part d’un « malade qui travaille », ou toute autre raison étrangère à la psychiatrie, peuvent devenir des indices tenus pour profondément révélateurs du moi intégral du malade. On voit même le personnel attendre du patient qu’il fasse lui-même un effort pour se « remettre d’aplomb » en un peu moins d’un an et donc le pousser constamment à penser en fonction de la réussite ou de l’échec de son moi275.

Dans ces conditions, l’interné peut découvrir que le fait de rétrograder dans l’échelle morale n’est pas aussi grave qu’il l’avait imaginé. Après tout, les fautes qui déterminent des reculs ne peuvent pas être sanctionnées légalement, pas plus qu’elles ne font empirer les conditions du statut de malade proprement dit, puisque de toutes façons, tout cela est déjà acquis. De surcroît, aucun délit passé ou présent ne paraît en lui-même assez odieux pour exclure un malade de la communauté des malades, si bien que l’échec, sur le plan de la vie morale, perd une bonne part de sa signification infamante276. Finalement, en acceptant la version que l’hôpital donne de sa disgrâce, le malade peut se poser en personne qui travaille à son propre « redressement » et réclamer la sympathie, les faveurs et l’indulgence du personnel, afin de stimuler cette entreprise.

Le relâchement moral

Les risques pressants qu’il doit apprendre à affronter, les importantes variations auxquelles est soumise la considération dont il est l’objet, et l’absence quasi totale de moyens pour peser sur l’octroi ou le refus de cette considération font accomplir au malade un pas important dans la voie de l’adaptation au milieu et cette démarche est riche d’enseignements sur la situation de l’interné. Le fait de voir ses erreurs anciennes et son évolution présente soumises à un examen moral permanent contribue semble-t-il à forger un type particulier d’adaptation qui se traduit par une attitude moins que morale du point de vue du moi idéal. Faiblesses et succès prennent une place trop grande et ont une signification trop hasardeuse dans la vie de l’individu pour qu’il puisse se soucier, comme on le fait habituellement, de l’opinion des autres à leur sujet. Il apprend qu’une image défendable du moi peut être comme une chose extérieure à soi-même que l’on construit, perd, reconstruit, toujours très rapidement et avec une sorte de sérénité. Il apprend aussi à discerner s’il est opportun d’adopter un point de vue – et par conséquent un moi – étranger à celui que l’hôpital peut lui fournir ou lui retirer.

Il semble donc que le cadre de l’hôpital engendre ce que l’on pourrait appeler un artificialisme cosmopolite, ou une forme d’apathie civique : dans ce contexte moral peu sérieux mais où tout ce qui se passe est étrangement amplifié, se construire un moi ou le voir détruire devient une espèce de jeu cynique et, voir cela comme un jeu, c’est perdre en quelque sorte le sens moral, tant ce jeu est fondamental. À l’hôpital donc, l’interné apprend que le moi, loin d’être une forteresse, ressemble plutôt à une petite ville ouverte et il peut se lasser d’avoir à exprimer tantôt de la satisfaction, lorsqu’elle est occupée par ses propres troupes, et tantôt du mécontentement lorsqu’elle est tenue par l’ennemi. Une fois qu’il sait ce que représente le fait d’être défini par la société comme un être au moi inconsistant, cette définition, pleine de dangers – et c’est bien pourquoi les gens montrent tant d’attachement pour le moi que la société leur reconnaît –, devient beaucoup plus tolérable. Le malade semble atteindre un nouveau palier à partir du moment où il se rend compte qu’il peut survivre tout en adoptant une façon d’agir que la société qualifie d’auto-destructrice.

Les exemples de cette lassitude morale ne manquent pas. Dans les hôpitaux psychiatriques publics, on observe que les malades acceptent une sorte de « suspension » des liens matrimoniaux avec la complicité plus ou moins ouverte du personnel. Il arrive parfois, au malade qui « tourne » autour de plusieurs partenaires en même temps, de subir une pression hostile de la part de ses pairs, mais il ne semble guère y avoir de sanction effective à l’encontre de celui qui entretient une liaison, temporaire mais sérieuse, avec une personne du sexe opposé, même lorsque les deux partenaires sont, de notoriété publique, mariés, chargés de famille, et qu’ils reçoivent régulièrement la visite de leurs proches. Bref, il est parfaitement possible, dans les hôpitaux psychiatriques, de recommencer sa vie sentimentale tout en sachant cependant que rien de définitif ni de très sérieux ne peut en sortir. Comme les aventures de croisière ou de vacances, ces idylles montrent bien que l’hôpital forme un monde clos, coupé de la communauté extérieure, et qu’il fonctionne pour la satisfaction de ses habitants. Cette suspension trahit évidemment les sentiments de désaffection et d’hostilité que les malades ressentent à l’égard des personnes extérieures à l’établissement auxquelles ils étaient jadis étroitement liés. Mais, en outre, cela montre bien le relâchement qui s’opère lorsque l’on vit dans un monde enfermé à l’intérieur d’un autre monde, dans des conditions telles qu’il est difficile de les prendre l’un ou l’autre au sérieux.

Seconde situation de relâchement moral, dans les quartiers les plus médiocres, où l’on assiste couramment à des pratiques blessantes, qui tiennent pour une part au manque de commodités et pour une autre aux moqueries et aux sarcasmes qui semblent bien être la règle habituelle du comportement professionnel des surveillants et des infirmières chargés de la surveillance de ces lieux ; en même temps, l’insuffisance de l’équipement et l’absence de droits reconnus font qu’il n’est guère possible de se constituer un moi. Le malade se trouve donc constamment rabaissé, mais il est vrai qu’il ne tombe pas de bien haut. Il se développe alors, dans certaines de ces salles, une sorte d’humour macabre désinvolte, avec une grande liberté de comportement qui pousse à tenir tête au personnel et à retourner insulte pour insulte. On peut recourir aux punitions mais elles sont peu efficaces, tant il est vrai qu’on laisse de toutes façons aux malades peu de ces douceurs qu’il faut bien commencer par assurer aux gens si l’on veut les soumettre ensuite à des privations subtiles. Comme les prostituées en matière sexuelle, les internés ont dans ces quartiers très peu à perdre en matière de réputation et de droits et peuvent ainsi s’octroyer certaines libertés. En revanche au fur et à mesure que l’individu s’élève dans le système des quartiers, il s’arrange progressivement pour éviter les incidents qui l’empêcheraient de se prétendre un être humain et pour se procurer un nombre toujours croissant d’éléments qui concourent à assurer sa dignité personnelle. Aussi, lorsqu’il lui arrive d’être rabaissé – et cela lui arrive –, il tombe de plus haut. Par exemple, le malade privilégié vit dans un cadre qui s’étend au-delà des limites du quartier, il y trouve des moniteurs qui distribuent à la demande des gâteaux, des cartes, des balles de ping-pong, des billets de cinéma, du matériel pour écrire. Mais s’il ne dispose pas de ce moyen de contrôle social qu’est l’argent, généralement fourni par un correspondant extérieur, le malade court le risque d’entendre telle employée de l’institution, pourtant au fond bien intentionnée, lui dire par exemple d’attendre qu’elle ait fini sa petite conversation ou l’interroger pour l’ennuyer sur les raisons de sa demande, ou ne lui répondre qu’après un temps de silence pesant et non sans lui jeter un froid regard inquisiteur.

Promotions et rétrogradations dans le système des quartiers n’impliquent donc pas seulement, pour le malade, l’instabilité des éléments nécessaires à la construction de son moi, ni l’instabilité du statut dont il fait l’expérience ; elles signifient aussi que le calcul des risques peut varier considérablement. L’expérience morale courante se fonde, entre autres, sur l’art de reconnaître les risques que court l’idée que l’on se fait de soi-même. Mais on découvre plus rarement que le niveau même auquel on situe ces risques n’est, somme toute, que le résultat d’un dosage social, et cette expérience est de celles qui font tomber les illusions.

Les conditions dans lesquelles s’effectue le plus souvent le départ de l’hospitalisé constituent un troisième exemple de relâchement moral. Il se trouve généralement placé sous la surveillance et l’autorité de son plus proche parent ou d’un employeur soigneusement choisi et particulièrement vigilant. S’il commet des fautes pendant qu’il est sous leur coupe, ils peuvent rapidement obtenir sa réadmission. Il se trouve donc placé sous l’autorité spéciale de gens qui, normalement, n’auraient disposé sur lui d’aucun contrôle de ce genre et à qui il a même pu avoir antérieurement des raisons d’en vouloir. Pour pouvoir malgré tout sortir de l’hôpital, il se gardera peut-être de montrer le déplaisir que lui inspirent ces dispositions et feindra d’accepter de bon gré cette sorte de tutelle, au moins jusqu’à ce qu’il se trouve rayé des contrôles de l’établissement, mais cette procédure crée donc une situation sans issue : en invitant l’individu à jouer extérieurement un rôle auquel il n’adhère pas au fond, contrairement à ce qui se passe habituellement, elle l’éloigne plus encore des domaines que les autres prennent au sérieux.

Le moi et l’institution

La carrière morale d’une personne appartenant à une catégorie sociale donnée s’accompagne d’une série classique de modifications dans sa façon de concevoir la personne en général et surtout la sienne. On peut suivre les traces à demi effacées de ces développements en étudiant les expériences morales de l’individu, c’est-à-dire les événements qui marquent un tournant dans sa manière d’appréhender le monde, encore que les particularités de cette appréhension soient difficiles à définir. On peut aussi signaler les ruses et les stratagèmes qu’il emploie en public, c’est-à-dire les attitudes qu’il adopte devant des tiers déterminés, quelle que soit la nature secrète et les modalités particulières de son adhésion intime à ces rôles. En notant ainsi les expériences morales intimes et les attitudes publiques, on peut obtenir une représentation relativement objective en des domaines relativement subjectifs. La carrière morale, par conséquent le moi de chacun, s’élabore dans les limites d’un système institutionnel, que ce soit un établissement social, comme un hôpital psychiatrique, ou un complexe de relations personnelles et professionnelles. Le moi semble ainsi résider dans les dispositions d’un système social donné, à l’usage des membres de ce système. En ce sens, le moi n’est pas la propriété de la personne à qui il est attribué mais relève plutôt du type de contrôle social exceré sur l’individu par lui-même et ceux qui l’entourent. Ce type de disposition institutionnelle soutient moins le moi qu’elle ne le constitue.

Nous nous sommes attachés dans cet essai à étudier les conséquences de la dégradation de ces règles fondamentales pour l’individu intégré dans un système donné dans deux situations institutionnelles de ce type. La première résulte de la fluctuation de la confiance du malade envers ses proches en fonction des rapports qui s’établissent entre celui-ci et les intermédiaires, surtout pendant la phase préhospitalière. La seconde concerne les moyens de défense qui sont nécessaires à l’individu pour présenter aux autres une certaine image de lui-même et que l’institution lui retire systématiquement sinon intentionnellement. Bien entendu il ne s’agit là que de deux dispositions institutionnelles particulières susceptibles d’influer sur la formation du moi de l’individu ; il en est d’autres aussi importantes, qui ne seront pas envisagées ici.

On s’attend habituellement à voir aliénation et mortification engendrer au cours de la formation de l’adulte de nouvelles convictions ou une nouvelle façon d’envisager son moi. Ce remodelage peut s’observer chez le malade hospitalisé, à travers sa croyance aux vertus de la psychiatrie ou, au moins pendant quelque temps, dans son empressement à épouser la cause du traitement des malades mentaux. Cependant la carrière du malade présente un intérêt spécifique : elle prouve qu’il est possible pour quelqu’un de se dépouiller des guenilles de son ancien moi, ou de s’en faire dépouiller, sans avoir besoin de chercher un nouveau vêtement ou un nouveau public devant lequel il se sentira rougir. Au contraire, l’individu apprend là, au moins pour un temps, à pratiquer devant tout le monde l’art parfaitement amoral de l’impudeur.


258 La stratégie fondamentale qui consiste, pour le reclus, à refuser le contact explique partiellement l’absence relative de formation de groupes parmi les malades des hôpitaux psychiatriques. C’est William R. Smith qui m’a montré cette relation. Le désir d’éviter la formation de liens personnels qui rendraient possibles des questions indiscrètes sur la vie intime a peut-être aussi son importance. Dans les hôpitaux psychiatriques évidemment, comme dans les camps de prisonniers, le personnel s’efforce parfois de briser dans l’œuf toute tentative de formation de groupes afin d’éviter les rebellions collectives et autres désordres dans le quartier.

259 Une situation analogue se rencontre chez les homosexuels quand un individu qui « fait ses débuts » dans une société « galante » se présente franchement comme une personne « disponible » et non comme quelqu’un venu en touriste. Cf. Evelyn Hooker, « A Preliminary Analysis of Group Behavior of Homosexuals », Journal of Psychology, XLII, 1956, p. 217-25, particulièrement p. 221. On en trouvera une bonne peinture dans le roman de James Baldwin, Giovanni's Room, New York, Dial, 1956, 41-57. Les comportements des enfants à l’âge de la pré-puberté relève également d’une attitude de « débutant », lorsque par exemple ces jeunes, après avoir quitté une pièce dans un élan de colère et d'« amour propre » (en français dans le texte) blessé y rentrent subrepticement. L’expression même vient sans doute d’un « rite de passage » (en français dans le texte), cérémonial instauré jadis par les mères de famille de la haute société à l’intention de leurs filles. Il n’est pas sans intérêt de noter que parfois dans les grands hôpitaux psychiatriques le premier grand bal des malades auquel le patient participe symbolise à ses yeux ses véritables « débuts ».

260 On trouvera une bonne description du système des quartiers dans Ivan Belknap, Human Problems of a State Mental Hospital : Mc Graw-Hill, New York, 1956, ch. IX, et en particulier p. 164.

261 « Dans les hôpitaux psychiatriques américains, la répartition des malades est organisée selon le principe des quartiers (wards) et des sections (services). Un quartier comprend habituellement les dortoirs (souvent fermés à clef), une salle de séjour, une chambre de garde pour les infirmiers, avec vue sur la salle de séjour, un certain nombre de bureaux d’entretien et d’administration, une rangée de cellules pour l’isolement et parfois un coin qui sert de salle à manger. Une section regroupe en général un certain nombre de quartiers, en un ou plusieurs bâtiments séparés, avec une administration commune et rassemble des malades selon certains critères d’homogénéité : âge, sexe, race, état chronique de la maladie, etc. Cette homogénéité permet à la section d’organiser les quartiers selon les caractères et les fonctions différenciées qui correspondent, en gros, aux différents échelons d’une échelle de privilèges, tout malade pouvant être déplacé vers le haut ou vers le bas avec le minimum de difficultés bureaucratiques. L’hôpital, pris dans son ensemble, tend à reproduire dans ses sections, l’organisation qu’en miniature chaque section met sur pied dans ses quartiers ». (Transposition d’une note placée par l’auteur dans la troisième étude, cf. infra, p. 1, infra, note 339 ).

En France, depuis le plan d’organisation des asiles proposé par Parchappe (1852), un service ou « section » comprend en règle générale, sous l’autorité d’un médecin-chef, six quartiers ou « pavillons », calmes, demi-calmes, infirmerie, gâteux, demi-agités, agités. Une section groupe en général 400 malades environ. (N. d. T.).

262 L’hôpital psychiatrique est peut-être pire que le camp de concentration ou la prison en tant que lieu où l’on doit « faire » son temps. Dans les établissements de la seconde catégorie, il est peut-être plus facile de faire abstraction du décor et de ses implications symboliques. À l’hôpital, c’est parfois si difficile que les malades doivent recourir à des artifices dans lesquels le personnel voit autant de symptômes psychotiques.

263 En ce qui concerne les forçats, cf. Anthony Heckstall-Smith, Eighteen Months, Londres, Allan Wingate, 1954, p. 52-53. Sur les autres catégories, cf. Howard G. Bain, « A sociological Analysis of the Chicago Skid Row Lifeway », thèse de M. A. non publiée, Université de Chicago, département de sociologie, sept. 1950 ; et plus précisément « The Rationale of the Skid-Row Drinking Group », p. 141-146, la thèse, trop négligée, de Bain est une source précieuse de documentation sur les carrières morales. Apparemment, l’un des risques inhérents à l’exercice de la prostitution tient au fait que les clients et autres personnes qui entrent en contact professionnel avec la prostituée s’obstinent à exprimer leur sympathie en voulant trouver une explication dramatique à sa déchéance. Parce qu’il lui faut avoir constamment une histoire de ses malheurs à raconter le cas échéant, la prostituée mérite sans doute plus notre pitié que notre condamnation. On trouvera de bons exemples d’histoires de malheurs de prostituées dans Henry Mayhew, London Labour and the London Poor, vol. IV, Those That Will Not Work, Charles Griffin et Cie, 1862, p. 210-212. Documentation contemporaine dans C. H. Rolph éd., Women of the Streets, Londres, Secker et Warburg, 1955, principalement p. 6 : « Presque toujours, après quelques remarques sur la police, la fille, commençait à expliquer comment il se faisait qu’elle en fût là, le plus souvent en termes d’auto-justification… » Récemment évidemment, les spécialistes en psychologie ont fortement aidé le corps des prostituées en leur fournissant des histoires de malheurs tout à fait remarquables. Cf. Harold Greenwald, The Call Girl, New York, Ballantine Books, 1958.

264 On a observé dans les prisons la même règle d’auto-défense. Voir ainsi dans Alfred Hassler, Diary of a Self-Made Convict, Chicago, Regnery, 1954, p. 76, la relation d’une conversation avec un co-détenu. « Il ne parlait guère des motifs de sa condamnation et je ne lui posais pas de questions à ce sujet car telle était la conduite généralement adoptée en prison. » On trouve une version romancée de ce comportement à l’hôpital psychiatrique dans J. Kerkhoff, How Thin the Veil : A News-Paperman's Story of His Own Mental Crack-up and Recovery, New York, Greenberg, 1952, p. 27.

265 Extrait des notes prises sur le vif par l’auteur au cours d’entretiens libres avec les malades et transcrites aussi littéralement que possible.

266 Attendants (surveillants) et guards (gardiens) sont généralement ici des termes interchangeables. Ils désignent les membres très peu qualifiés du personnel chargés sous la responsabilité des infirmières de maintenir l’ordre et de veiller à la sécurité. À la différence des infirmières qui ont une activité directement thérapeutique sous l’autorité des médecins ils ne doivent pas, en principe, intervenir dans les soins proprement médicaux. L’expression « professionalized attendants » désigne cependant ici une minorité de surveillant qui ont suivi des cours d’hygiène mentale et de psychiatrie élémentaire, et qui représentent l'« élite » de la profession. (N. d. T.)

267 Dans le jargon de la prison ou de l’hôpital, on qualifie d'« asticotage » (bugging) le fait de faire subir à l’individu un examen psychiatrique pour ensuite modifier ou abaisser son statut. Cela signifie qu’une fois tombé entre les mains des spécialistes des tests vous êtes automatiquement classé comme fou, à moins que ce ne soit l’application des tests qui vous mette effectivement dans cet état. Il semble ainsi que, parfois, le rôle du personnel psychiatrique ne soit pas de découvrir si vous êtes malade, mais bien de vous rendre malade, et l’expression « ne m’asticote pas » peut signifier « si tu continues à me harceler, je vais finir par perdre la tête ». Sheldon Messinger m’a fait remarquer que si l’on emploie dans le sens le mot « bugging », on l’utilise aussi pour désigner le branchement d’un micro secret dans une pièce pour recueillir des propos susceptibles de discréditer celui qui les a tenus, et que ces deux sens sont voisins.

[(Sur la nullité du diagnostic psychiatrique, voir par exemple l’Expérience de Rosenhan, sur la tendance de la psychiatrie à rendre le patient fou, voir par exemple l’Effort pour rendre l’autre fou, (1965, Harold Searles). Note de psycha.ru)]

268 De nombreuses organisations tiennent des dossiers sur leurs membres, mais elles ne peuvent y consigner qu’indirectement les faits de quelque importance du point de vue social qui, officiellement, ne les concernent pas. Or, du fait qu’ils sont légitimement habilités à s’occuper de l’individu dans sa totalité, les hôpitaux psychiatriques n’ont pas besoin de reconnaître de limites officielles à leur rôle, ce qui leur confère une liberté fort intéressante du point de vue sociologique. C’est un fait historique étrange que les partisans de l’extension des libertés dans tous les autres domaines penchent pour l’octroi au psychiatre de pouvoirs discrétionnaires vis-à-vis de ses malades. Tout se passe comme si l’on pensait que, plus larges sont les pouvoirs accordés aux médecins et aux administrateurs qualifiés dans le domaine médical, mieux les intérêts du malade seront servis. À ma connaissance, on n’a pas demandé l’opinion des malades sur ce sujet.

269 Hystérectomie, ablation de l’utérus qui supprime évidemment les règles. (Psycha.ru)

270 Transcription littérale d’éléments de dossiers.

271 Idem.

272 Idem.

273 Cependant certains hôpitaux psychiatriques possèdent un « classeur secret » dont les dossiers ne peuvent être consultés que sur autorisation spéciale. Ces dossiers sont, par exemple, ceux des malades employés dans les bureaux comme garçons de courses et qui seraient autrement à même de s’en emparer pour y jeter un coup d’œil, ceux des reclus qui occupaient une situation en vue à l’extérieur, ceux des malades qui, susceptibles d’intenter une action contre l’hôpital, auraient des raisons particulières d’essayer d’avoir accès aux documents les concernant. Certains hôpitaux ont même un « classeur ultra-secret » placé dans le bureau du directeur. Signalons en outre que la qualité professionnelle du malade, surtout si elle est d’ordre médical, est parfois omise à dessein sur sa fiche. Toutes ces exceptions à la règle générale d’exploitation des documents montrent bien que l’institution est consciente des risques que peut comporter le fait de tenir des dossiers psychiatriques. Un autre exemple est donné par Harold Taxel, « Authority Structure in a Mental Hospital Ward », thèse de M. A. non publiée, Université de Chicago, département de sociologie, 1953. p. 11-12.

274 Nous touchons là au problème du « contrôle de l’information » dont plusieurs groupes ont plus ou moins à souffrir. Cf. E. Goffman « Discrepant Roles », The Presentation of Self in Everyday Life, New York, Anchor Books, 1959, ch. IV, p. 141-166. Ce problème est abordé, à propos des dossiers des prisons, par James Peck, dans son histoire « The Ship that Never Hit Port » in Holley Cantine & Dachine Rainer éd., Prison Etiquette, New York, Retort Press, 1950, p. 66. « Les carnes ont évidemment tous les atouts en mains face aux détenus car ils n’ont qu’à rédiger une demande de sanction pour qu’elle soit immanquablement appliquée. Toute infraction au règlement est consignée dans la chemise du détenu, sorte de classeur où figurent tous les détails de la vie de l’individu avant et depuis son arrestation. On y trouve des rapports d’ordre général rédigés par le gardien chargé de distribuer les tâches, celui qui a la charge de surveiller les cellules, ou tout autre individu susceptible d’avoir intercepté une conversation, ainsi que des récits de mouchards. Toute lettre qui retient l’attention des autorités est versée au dossier, le préposé à la censure peut photocopier une lettre entière ou en recopier simplement un passage ou bien encore la passer au directeur. Il arrive souvent qu’un détenu soit appelé devant le directeur ou le gardien-chef et qu’on lui exhibe un de ses écrits, si ancien qu’il l’avait oublié. Qu’il s’agisse de sa vie personnelle ou de ses opinions politiques, c’est l’expression d’une pensée que les autorités de la prison ont jugée dangereuse et qu’ils ont mise de côté pour l’utiliser ultérieurement. »

275 Je dois ces remarques – et bien d’autres – à l’obligeance de Charlotte Green Schwartz.

276 Cf. troisième étude, infra, p. 1, infra, note 456, infra.