Le sevrage

Une des découvertes les plus fondamentales et les plus riches de conséquences jamais faites dans l’histoire humaine fut celle-ci : Freud a trouvé qu’il existe une partie inconsciente de l’esprit et que le noyau de cette partie inconsciente se développe dans la toute première enfance. Les sentiments et les fantasmes infantiles laissent, pour ainsi dire, leurs traces dans l’esprit, traces qui ne s’effacent pas mais sont emmagasinées, restent actives et exercent une influence continuelle et puissante sur la vie émotionnelle et intellectuelle de l’individu. L’expérience des sentiments les plus précoces est liée à des stimulations internes et externes. La première gratification que l’enfant reçoit du monde extérieur est la satisfaction ressentie dans le fait d’être nourri. L’analyse a montré qu’une partie seulement de cette satisfaction résulte de l’apaisement de la faim et que l’autre, non moins importante, vient du plaisir que le bébé éprouve quand sa bouche est excitée par la succion du sein maternel. Cette gratification est un élément essentiel de la sexualité de l’enfant, et de fait, elle en est l’expression initiale. C’est également un plaisir de sentir le flot de lait tiède descendre dans la gorge et remplir l’estomac.

Le bébé réagit aux stimulations déplaisantes, et à la frustration de son plaisir, par des sentiments de haine et d’agressivité. Ces sentiments de haine sont dirigés vers le même objet que ceux du plaisir, c’est-à-dire les seins de la mère.

Le travail analytique a montré que les bébés âgés de quelques mois se livrent de façon certaine à la construction fantasmatique. Je crois que c’est l’activité mentale la plus primitive et que les fantasmes occupent l’esprit du tout petit enfant à peu près dès la naissance. Il semblerait qu’à chaque stimulation reçue, l’enfant réponde aussitôt par des fantasmes : aux stimulations désagréables, y compris la simple frustration, par des fantasmes de caractère agressif, aux stimulations agréables par des fantasmes centrés sur le plaisir.

Comme je l’ai dit plus haut, l’objet de tous ces fantasmes est, initialement, le sein de la mère. Il peut paraître curieux que l’intérêt du petit enfant soit limité à une partie de la personne plutôt qu’à son ensemble, mais il faut avant tout se rendre à l’idée que l’enfant a une capacité de perception, physique et mentale, extrêmement peu développée à ce stade ; ensuite, garder en mémoire ce fait primordial que le tout petit enfant est uniquement concerné par la gratification immédiate ou son manque ; Freud a nommé cela le « principe de plaisir-déplaisir ». Ainsi le sein de la mère, qui apporte une gratification ou la refuse, s’imprègne, dans l’esprit de l’enfant, des caractères du bien et du mal. Dans ces circonstances, ce que l’on pouvait appeler le « bon » sein devient le prototype de ce qui est perçu au cours de la vie comme bon et bénéfique, tandis que le « mauvais » sein représente tout ce qui est malfaisant et persécuteur. La raison de cela s’explique par le fait que l’enfant, dirigeant sa haine contre le sein frustrant ou « mauvais », attribue au sein lui-même toute sa propre haine en activité contre celui-ci – processus désigné par le terme de projection.

Mais un autre processus très important se met en place simultanément, à savoir l’introjection. Ce terme désigne l’activité psychique de l’enfant par laquelle, dans son fantasme, il prend en lui tout ce qu’il perçoit du monde extérieur. Nous savons qu’à ce stade l’enfant reçoit sa principale satisfaction par la bouche, qui devient donc le principal canal par lequel il avale non seulement la nourriture mais aussi, dans son fantasme, le monde extérieur à lui. Ce n’est pas la bouche seule, mais dans une certaine mesure le corps entier, avec tous ses sens et ses fonctions, qui participe à ce mécanisme de « gober1 » – par exemple, l’enfant aspire, absorbe par les yeux, les oreilles, par le toucher, etc. Au début, le sein de la mère est l’objet d’un désir constant, par conséquent c’est la première chose à être introjecté. Fantasmatiquement, l’enfant suce le sein au-dedans de lui, le mâche et l’avale ; ainsi, il sent qu’il l’a véritablement obtenu, qu’il possède le sein de la mère en lui, aussi bien dans ses bons que dans ses mauvais aspects.

La fixation de l’enfant et son attachement à une partie de la personne sont caractéristiques de ce stade précoce du développement et donnent pour une large part l’explication de la nature fantasmatique et imaginaire de ses relations à chaque chose, par exemple aux parties de son propre corps, aux personnes et aux objets inanimés, le tout n’étant naturellement que faiblement perçu au début. On pourrait décrire le monde objectal de l’enfant au cours des deux ou trois premiers mois de sa vie comme étant constitué de parties ou tranches de la vie réelle qui sont soit satisfaisantes, soit au contraire hostiles et persécutrices. Vers cet âge il commence à voir sa mère et les membres de son entourage comme des « personnes complètes », cette perception réelle d’elle (et d’eux) venant au fur et à mesure qu’il associe le visage de sa mère qui le regarde aux mains qui le caressent et au sein qui l’assouvit ; puis la capacité de percevoir des « totalités » (une fois assuré le plaisir pour ces « personnes complètes », il a confiance en elles) s’étend au monde extérieur au-delà de la mère.

À ce moment-là d’autres changements surviennent également chez l’enfant. Quand le bébé est âgé de quelques semaines, on peut observer qu’il commence visiblement à jouir de certaines phases de sa vie éveillée ; si l’on en juge par les apparences, il y a des moments où il se sent tout à fait heureux. Il semble que vers cet âge-là, les stimulations trop fortes en un point diminuent (au début par exemple, la défécation est souvent ressentie de façon désagréable), et une bien meilleure coordination commence à s’établir dans l’exercice des différentes fonctions corporelles. Cela conduit à une meilleure adaptation non seulement physique mais aussi psychique aux stimulations externes et internes. On peut supposer que des stimulations qui furent d’abord ressenties de manière douloureuse ne le sont plus et certaines sont même devenues agréables. Le fait que le manque de stimulations puisse alors être senti comme une jouissance en soi indique que le bébé n’est plus autant dominé par les sensations pénibles dues aux stimulations désagréables ni aussi avide de sensations agréables liées à la gratification immédiate et totale donnée par le nourrissage ; cette meilleure adaptation aux stimulations rend moins urgente la nécessité d’une gratification sans retard ni retenue2.

J’ai rattaché les fantasmes précoces et les craintes aux seins hostiles, et j’ai expliqué comment ils sont liés à la relation d’objet fantasmatique du tout petit enfant. Les expériences infantiles très précoces de stimulations externes et internes servent de base aux fantasmes concernant les objets hostiles externes et internes, et contribuent largement à la construction de tels fantasmes3.

À la phase la plus précoce du développement psychique, chaque stimulation est apparemment reliée, dans le fantasme du bébé, aux seins « hostiles » ou frustrants et, inversement, chaque stimulation agréable aux seins « bons », satisfaisants. Il semble qu’il y ait là deux cercles, l’un bienfaisant et l’autre vicieux, tous deux fondés sur les effets réciproques des facteurs externes, ou du milieu, et des facteurs psychiques internes ; ainsi toute atténuation en quantité ou en intensité des stimulations douloureuses ou bien toute augmentation de la capacité à s’y adapter devrait favoriser la réduction de la force des fantasmes de nature effrayante, et une diminution de ces fantasmes permet à son tour de faire progresser l’enfant vers une meilleure adaptation à la réalité, ce qui l’aide à atténuer les fantasmes effrayants.

Il est important pour le développement convenable de son esprit que l’enfant soit influencé par le cercle bienfaisant que je viens de décrire ; dans ce cas il reçoit une aide considérable pour constituer une image de sa mère en tant que personne. Cette perception croissante de la mère comme un tout implique des changements très importants aussi bien dans son développement intellectuel qu’émotionnel.

J’ai déjà indiqué que les fantasmes et les sentiments de nature agressive et de nature agréable, érotique, qui jusqu’à un certain point sont intimement intriqués (fusion appelée sadisme), jouent un rôle prépondérant dans la première enfance. Ils sont dirigés en premier sur les seins de la mère, et s’étendent peu à peu à son corps tout entier. Voraces, érotiques et destructeurs, ces fantasmes et sentiments ont pour objet l’intérieur du corps de la mère. Dans son imagination l’enfant l’attaque, lui dérobe tout son contenu et le dévore.

D’abord les fantasmes destructeurs se caractérisent surtout par la succion ; ce que laisse voir la manière énergique avec laquelle tètent certains enfants, même si le lait est abondant. Plus l’enfant approche de la percée des dents, plus les fantasmes prennent un caractère de morsure, de lacération et de broyage, détruisant ainsi leur objet. De nombreuses mères constatent que ces tendances à mordre se manifestent bien avant la percée des dents. L’expérience analytique a donné la preuve que ces tendances coexistent avec des fantasmes de nature précisément cannibalique. La qualité destructrice de tous ces fantasmes et sentiments sadiques, comme nous le dégageons de l’analyse des petits, bat son plein quand l’enfant commence à percevoir sa mère comme une personne entière.

Dans le même temps il fait donc l’expérience d’un changement dans son attitude émotionnelle à l’égard de sa mère. Son attachement agréable au sein se transforme en sentiments envers elle considérée comme une personne. Ainsi il éprouve des sentiments à la fois destructeurs et amoureux pour une seule et même personne, ce qui occasionne des conflits profonds et perturbateurs dans l’esprit de l’enfant.

Il est, à mon avis, très important pour l’avenir de l’enfant qu’il puisse faire le passage des craintes précoces de persécution et d’une relation d’objet fantasmatique à une relation avec sa mère comme personne entière et être aimant. Néanmoins, quand l’enfant y parvient, surgissent des sentiments de culpabilité liés à ses impulsions destructrices, dont il craint alors qu’elles ne soient un danger pour l’objet aimé. Le fait qu’à ce stade du développement l’enfant ne puisse pas contrôler son sadisme, puisqu’il surgit à l’occasion de n’importe quelle frustration, aggrave d’autant plus le conflit et son inquiétude pour l’être aimé. Encore une fois il est très important que l’enfant puisse s’accommoder de façon satisfaisante de ces sentiments opposés – amour, haine et culpabilité – qui sont éveillés par cette nouvelle situation. Si les conflits deviennent insupportables, l’enfant ne peut pas établir une relation heureuse avec sa mère et la voie est ouverte à de nombreux échecs dans le développement ultérieur. En particulier je tiens à mentionner les états de dépression exagérée ou anormale qui, à mon avis, prennent leur source la plus profonde dans l’échec d’une gestion satisfaisante de ces conflits précoces.

Mais considérons maintenant ce qu’il advient lorsque les sentiments de culpabilité et de crainte de la mort de la mère (qui est appréhendée comme la conséquence de souhaits inconscients de sa mort) sont gérés de façon convenable. Ces sentiments ont, je pense, des effets d’une grande portée sur le futur bien-être mental de l’enfant, sur son aptitude à aimer et sur son évolution sociale. De ces sentiments jaillit le désir de réparer, qui s’exprime dans de nombreux fantasmes de sauvetage de la mère et d’accomplissement de toutes sortes de réparations. Dans les analyses des petits enfants, j’ai trouvé que ces tendances à la réparation sont les forces motrices de toutes les activités et intérêts constructifs, et de l’évolution sociale. Nous les trouvons à l’œuvre dans les premières activités de jeu et au fondement de la satisfaction de l’enfant devant ses exploits même les plus simples, comme par exemple poser un cube sur un autre ou bien remettre en place un cube après l’avoir jeté à terre – tout cela dérive en partie du fantasme inconscient de restaurer en quelque sorte une ou plusieurs personnes qu’il a blessées fantasmatiquement. Qui plus est, même les exploits accomplis beaucoup plus tôt par le bébé, tels que jouer avec ses doigts, trouver quelque chose qui avait glissé à côté de lui, se mettre debout et tout autre mouvement volontaire – ceux-là aussi, je crois, relèvent de fantasmes où l’élément de réparation est déjà présent.

L’analyse d’enfants tout petits – ces récentes années, des enfants de un à deux ans ont été analysés – montre que les bébés de quelques mois associent leur fèces et leur urine à des fantasmes où ces matières sont considérées comme des cadeaux. Non seulement elles sont des cadeaux et, comme tels, des gages d’amour pour leur mère ou leur nourrice, mais elles sont considérées aussi comme capables d’effectuer une restauration. Au contraire quand les sentiments destructeurs sont dominants, le bébé, dans son fantasme, va déféquer et uriner avec rage et haine, et il se sert de ses excréments comme d’agents hostiles. Ainsi les excréments produits avec des sentiments bienveillants sont, fantasmatiquement, utilisés comme un moyen de réparer les dégâts occasionnés par l’entremise de ces mêmes excréments dans les moments de colère.

Il est impossible dans l’espace de cet article d’explorer à fond le lien entre les fantasmes agressifs, les craintes, les sentiments de culpabilité et le désir de réparation ; néanmoins, j’ai effleuré ce sujet parce que je voulais signaler que les sentiments agressifs, qui mènent à tant de perturbations dans l’esprit de l’enfant, sont en même temps de la plus haute importance pour son développement.

J’ai déjà indiqué que l’enfant emmagasine mentalement – introjecte – tout ce qu’il peut percevoir du monde extérieur. Il introjecte d’abord le bon et le mauvais sein puis, peu à peu, c’est sa mère toute entière (encore considérée comme une bonne et mauvaise mère) qu’il prend en lui. De façon concomitante, le père et les autres personnes de l’entourage de l’enfant sont aussi introjectés, à un degré moindre au début, mais de la même manière que dans la relation à la mère ; ces figures prennent de l’importance et acquièrent avec le temps leur indépendance dans l’esprit de l’enfant. Si l’enfant réussit à créer l’image d’une mère affectueuse et secourable, cette mère intériorisée aura une influence des plus bénéfiques durant toute sa vie. Même si cette influence change normalement de caractère avec l’évolution de l’esprit, elle est comparable à la place, d’une importance vitale, qu’a la mère réelle dans l’existence même du tout petit enfant. Je ne veux pas dire que les bons parents « intériorisés » seront ressentis consciemment comme tels (car même dans la petite enfance le sentiment de les posséder à l’intérieur de soi est profondément inconscient) ; ils sont là non pas consciemment mais plutôt comme un élément dans la personnalité ayant bonté et sagesse par nature ; cela donne confiance et espoir en soi-même et aide à combattre et à vaincre les sentiments de crainte d’avoir de mauvaises figures en soi et d’être gouverné par sa propre haine incontrôlable ; de plus, cela permet d’accorder sa confiance aux personnes du monde extérieur au cercle familial.

Ainsi que je l’ai déjà noté plus haut, l’enfant ressent intensément toute frustration ; bien qu’un progrès d’adaptation se fasse normalement de façon continue, la vie émotionnelle de l’enfant paraît dominée par le cycle de gratification et de frustration ; mais les sentiments de frustration sont de nature très compliquée. Le docteur Ernest Jones a constaté que la frustration est toujours ressentie comme une privation : si l’enfant ne peut obtenir la chose désirée, il ressent qu’elle est refusée par la mauvaise mère, qui a pouvoir sur lui.

Pour en venir à notre question principale, nous constatons que l’enfant a le sentiment, quand il demande le sein mais qu’il n’est pas là, que celui-ci est perdu pour toujours ; puisque la conception du sein s’étend à celle de la mère, les sentiments d’avoir perdu le sein provoquent la crainte d’avoir tout à fait perdu la mère aimée, et cela concerne non seulement la mère réelle mais aussi la bonne mère intérieure. Dans mon expérience, cette crainte de perte totale du bon objet (intériorisé et extérieur) est entremêlée de sentiments de culpabilité d’avoir détruit la mère (de l’avoir dévorée) et l’enfant ressent alors cette perte comme le châtiment de sa terrible action ; ainsi les sentiments les plus angoissants et les plus conflictuels sont associés à la frustration et ce sont eux qui rendent si aiguë la douleur de ce qui peut sembler une simple contrariété. L’expérience réelle du sevrage renforce beaucoup ces sentiments douloureux ou même tend à concrétiser ces craintes ; mais dans la mesure où le bébé n’a jamais en permanence le sein en sa possession et qu’il est maintes et maintes fois en état de manque, en un sens on peut dire qu’il est dans la position continuelle d’être sevré ou du moins dans celle qui conduit au sevrage. Néanmoins, le point crucial est atteint lors du sevrage réel, quand la perte est totale, le sein ou le biberon étant supprimé sans retour.

J’ai pu tirer de mon expérience un cas où les sentiments liés à cette perte se révélaient très clairement. Rita, âgée de deux ans et neuf mois au début de son analyse, était une enfant très névrosée manifestant des craintes de toutes sortes et fort difficile à élever ; ses dépressions, si peu caractéristiques de l’enfance, et ses sentiments de culpabilité étaient très frappants. Elle était infiniment attachée à sa mère, exhibant un amour exagéré par moments, une hostilité à d’autres. Quand elle vint me voir, le soir elle prenait encore un biberon que la mère me dit avoir été contrainte de maintenir tant, avait-elle trouvé, l’enfant manifestait une trop grande détresse quand elle avait tenté d’arrêter de le lui donner. Le sevrage de Rita fut très difficile. Elle avait été nourrie au sein pendant quelques mois, puis mise au biberon, qu’au début elle ne voulait pas accepter ; ensuite elle s’y habitua et fit à nouveau de grandes difficultés quand les biberons furent remplacés par une alimentation normale. Au cours de son analyse avec moi, au moment du sevrage du dernier biberon, elle fut en proie au désespoir. Elle perdit l’appétit, refusa la nourriture, se cramponna plus que jamais à sa mère, lui demandant sans cesse si celle-ci l’aimait, si elle-même avait été méchante, etc. Cela ne pouvait être une question de nourriture en soi car le lait n’était qu’une partie de son régime et, du reste, on lui en donnait la même quantité, mais dans une tasse. J’avais conseillé à la mère de donner elle-même ce lait à Rita, avec un ou deux biscuits, en s’asseyant sur le bord de son lit ou en la prenant sur ses genoux. Mais l’enfant ne voulait pas boire le lait. L’analyse a révélé que son désespoir était dû à l’angoisse de la mort de sa mère ou à la crainte d’être cruellement punie par elle pour sa méchanceté. Ce qu’elle sentait effectivement comme de la « méchanceté » était son souhait inconscient de la mort de sa mère à la fois dans le présent et dans le passé. Elle était accablée par l’angoisse de l’avoir détruite, précisément de l’avoir dévorée, et la perte du biberon fut éprouvée comme la confirmation qu’il en était ainsi. Même le fait de voir sa mère ne repoussait pas ses craintes et cela jusqu’à ce qu’elles soient résolues par l’analyse. Dans ce cas, les craintes précoces de persécution n’avaient pas été suffisamment surmontées et la relation personnelle à la mère n’avait jamais vraiment été établie. Cet échec était dû d’un côté à l’impuissance de l’enfant à gérer elle-même des conflits trop forts, de l’autre – et cela aussi fait partie du conflit interne – à la conduite réelle de la mère qui était une personne très névrosée.

Il est évident qu’une bonne relation humaine entre l’enfant et sa mère au moment où ces conflits fondamentaux se mettent en place et sont en pleine élaboration4 est de la plus haute importance. Nous ne devons pas oublier qu’au moment critique du sevrage, l’enfant perd en quelque sorte son « bon » objet, c’est-à-dire perd ce qu’il aime le plus. Tout ce qui rend la perte d’un bon objet extérieur moins pénible et qui diminue la crainte d’être puni aidera l’enfant à garder sa foi dans le bon objet interne. En même temps, cela pourra disposer l’enfant à la façon dont il maintiendra, en dépit de la frustration, une relation heureuse avec sa mère réelle et en établira d’agréables avec d’autres personnes que ses parents. Ainsi il réussira à obtenir des satisfactions qui remplaceront celle de toute première importance qu’il est juste sur le point de perdre.

Alors, comment pouvons-nous aider l’enfant dans cette tâche difficile ? Les préparations à cette tâche commencent à la naissance. Dès le tout début, la mère doit faire tout ce qu’elle peut pour aider son enfant à établir une relation heureuse avec elle. Il est si fréquent de rencontrer des mères faisant tout ce qui est en leur pouvoir pour les conditions physiques de l’enfant ; elles y portent toute leur attention comme si l’enfant était une chose matérielle à entretenir sans cesse, à l’égal d’une machine de prix, plutôt qu’un être humain. C’est l’attitude de nombreux pédiatres qui se préoccupent surtout du développement physique de l’enfant et ne s’intéressent à ses réactions émotionnelles que dans la mesure où elles fournissent des indications sur son état physique ou intellectuel. Souvent les mères ne réalisent pas qu’un tout petit bébé est déjà un être humain dont le développement des émotions est de la plus haute importance.

Un bon contact entre mère et enfant peut être compromis à la première ou aux premières tétées, parce que la mère ne sait pas comment amener le bébé à prendre le mamelon ; si, par exemple, au lieu de résoudre patiemment les difficultés qui surgissent, elle pousse un peu brutalement le mamelon dans la bouche du bébé, il risque de ne s’attacher solidement ni au mamelon ni au sein, et de devenir un nourrisson difficile. Par contre, on peut observer comment les bébés qui présentent cette difficulté initiale deviennent, grâce à une patiente assistance, de tout aussi bons nourrissons que ceux qui n’ont aucune difficulté au début5.

Il y a bien des occasions autres que l’allaitement au sein où le bébé sentira et enregistrera inconsciemment l’amour, la patience et la compréhension de sa mère – ou le contraire. Comme je l’ai déjà signalé, les sentiments précoces dont l’expérience est liée aux stimulations internes et externes – plaisantes ou déplaisantes – sont associées aux fantasmes. La manière dont le bébé est manipulé dès le moment de l’accouchement ne peut manquer de laisser des impressions dans son esprit.

Bien que l’enfant au stade le plus précoce du développement ne puisse encore rattacher les sentiments agréables, suscités en lui par les soins et la patience de la mère, à elle en tant que « personne totale », il est vital qu’il ait fait l’expérience de ces sentiments agréables et d’une sensation de confiance. Tout ce qui fait sentir au bébé qu’il est entouré d’objets amicaux, même si la plupart d’entre eux sont conçus au début comme des « bons seins », prépare le terrain à l’édification d’une relation heureuse avec sa mère et plus tard avec l’entourage.

Il faut garder un juste milieu entre les exigences physiques et psychiques. La régularité des repas a prouvé sa valeur certaine pour le bien-être physique de l’enfant, ce qui en outre influence le développement psychique ; mais il y a beaucoup d’enfants qui, dans les premiers jours au moins, ne supportent pas facilement des intervalles trop longs entre les repas ; dans ces cas-là, il vaut mieux ne pas s’en tenir aux règles de façon rigide mais nourrir le bébé toutes les trois heures ou même plus souvent et, au besoin, lui donner une petite gorgée d’eau sucrée ou d’aneth entre-temps.

Je pense que l’utilisation de la sucette est une aide. Il est vrai que cela présente un inconvénient, non pas d’ordre hygiénique, auquel on peut remédier mais d’ordre psychologique : le bébé qui, lorsqu’il suce, ne reçoit pas le lait désiré, est déçu ; mais au moins il a la satisfaction partielle de pouvoir sucer. S’il n’a pas droit à la sucette, probablement il n’en sucera que plus ses doigts ; et comme l’utilisation de la sucette peut être mieux contrôlée que la succion des doigts, on pourra plus facilement sevrer le bébé de la sucette. Il sera alors possible d’en commencer le sevrage peu à peu, par exemple, la donner seulement avant que l’enfant ne se dispose à dormir ou s’il n’est pas tout à fait bien portant, etc.

À propos de cette question du sevrage du pouce, le docteur Middlemore (chapitre IV) est d’avis que, tout compte fait, on ne devrait pas sevrer l’enfant de la succion de son pouce. Certains aspects parlent en faveur de ce point de vue. Les frustrations qui peuvent être évitées ne devraient pas être imposées à l’enfant. De plus, il faut considérer ce fait : de puissantes frustrations orales peuvent conduire à un besoin intense de plaisir génital compensatoire, à une masturbation compulsive par exemple, et quelques-unes des frustrations intrinsèquement éprouvées au niveau de la bouche se reportent à la zone génitale.

Mais d’autres aspects doivent aussi être considérés. La succion sans retenue du pouce ou de la sucette fait courir le risque d’une fixation orale trop forte (je pense là que la libido est gênée dans son mouvement naturel de la bouche au génital), tandis qu’une légère frustration orale aurait l’effet opportun de distribuer les poussées sexuelles.

Sucer en permanence peut être une inhibition au développement de la parole. Bien plus, si elle est excessive, la succion du pouce a un inconvénient : se faisant souvent mal, l’enfant n’éprouve pas seulement une douleur physique mais la liaison entre le plaisir de sucer et la douleur à ses doigts est psychologiquement défavorable.

En ce qui concerne la masturbation, je dirais de façon précise qu’il ne faut pas s’immiscer dans ce qu’on doit laisser l’enfant aménager à sa guise6. Quant à la succion du pouce, je dirais qu’à maintes occasions on peut la remplacer sans forcer ni presser par d’autres satisfactions orales, telles que des bonbons, des fruits et des mets particulièrement appréciés. Il faudrait en pourvoir l’enfant ad libitum pendant que dans le même temps, à l’aide de la sucette, on adoucit le processus du sevrage.

L’autre point sur lequel je veux insister est l’erreur qui consiste à essayer de faire prendre trop tôt à l’enfant des habitudes de propreté quant à ses fonctions excrémentielles. Certaines mères sont fières d’avoir accompli cette tâche très tôt mais elles ne se rendent pas compte des effets psychologiques néfastes que cela peut entraîner. Je ne veux pas dire que ce soit un tort de mettre le bébé sur le pot de temps en temps pour qu’il commence ainsi à s’y habituer doucement. Ce qui est en question, c’est que la mère ne doit pas montrer une anxiété excessive ni essayer de toujours éviter à l’enfant de se salir ou de se mouiller. Le bébé sent cette attitude envers ses excréments et en est perturbé, car il prend un puissant plaisir sexuel à ses fonctions excrémentielles et il aime ses excréments comme une partie et un produit de son propre corps. D’un autre côté, ainsi que je l’ai déjà dit, il ressent que ses fèces et son urine sont des agents hostiles quand il défèque et urine avec des sentiments de colère. Si la mère essaie avec angoisse d’en empêcher tout contact, le bébé vit ce comportement comme la confirmation que ses excréments sont des agents mauvais et hostiles dont la mère a peur : son angoisse augmente celle de l’enfant. Cette attitude envers ses propres excréments est psychologiquement préjudiciable, et joue pour beaucoup dans de nombreuses névroses.

Bien entendu je ne veux pas dire que le bébé doit avoir la possibilité de se salir indéfiniment ; à mon avis il faut éviter que la propreté ne devienne une affaire d’une telle importance que l’enfant sente l’angoisse de la mère partout. Tout cela devrait être considéré avec aise et sans manifestation de dégoût ou de blâme pendant la toilette du bébé. Je pense qu’il est préférable de reporter l’apprentissage systématique de la propreté juste après le sevrage. Sans aucun doute, cet apprentissage produit sur le bébé une grande tension, et mentale et physique, qu’on ne doit pas lui imposer pendant qu’il fait face aux difficultés du sevrage. Même plus tard, cet apprentissage ne devrait pas être mis en place avec rigueur, comme le docteur Isaacs le montrera dans son chapitre sur « L’habitude ».

C’est un atout important pour la future relation entre mère et enfant si la mère non seulement nourrit mais aussi dorlote son bébé. Quand les circonstances l’en empêchent, elle peut tout de même savoir établir un lien solide entre elle et son bébé, si elle a une connaissance intuitive de la mentalité des petits.

Le bébé peut jouir de la présence de sa mère de plusieurs façons. Parfois il jouera un peu avec son sein après la tétée, il aura plaisir à ce qu’elle le regarde, lui sourie, joue avec lui et lui parle bien avant qu’il ne comprenne le sens des mots. Il apprendra à connaître et à aimer la voix maternelle, dont la mélodie peut rester un souvenir agréable et stimulant dans son inconscient. En calmant son enfant de cette manière, combien de fois peut-elle ainsi lui éviter d’être tendu et malheureux, et lui permettre de s’endormir au lieu de le laisser tomber de sommeil épuisé par les pleurs !

Une relation vraiment heureuse entre mère et enfant ne peut s’établir que si soigner et nourrir le bébé ne sont pas une affaire de devoir mais un réel plaisir pour la mère. Si elle peut en jouir parfaitement, son plaisir sera inconsciemment pris en compte par l’enfant et ce bonheur réciproque mènera à une complète compréhension émotive entre la mère et l’enfant.

Mais il y a l’envers du tableau. La mère doit comprendre que le bébé n’est pas réellement son bien et que, si petit et entièrement dépendant de son aide qu’il soit, il constitue une entité distincte qu’elle doit traiter comme un individu ; elle ne doit pas l’attacher trop à elle mais l’aider à devenir grand et indépendant. Plus tôt elle pourra acquérir cette attitude, mieux ce sera. De sorte que non seulement elle aidera l’enfant mais elle se préservera elle-même de futures déceptions.

Il ne faut pas intervenir indûment dans le développement de l’enfant. Observer avec joie et compréhension sa croissance mentale et physique est une chose, essayer de l’accélérer en est une autre. On doit laisser le bébé grandir tranquillement à sa manière. Comme Ella Sharpe l’a soutenu au chapitre précédent, le désir d’imposer une vitesse de croissance à l’enfant pour l’insérer dans un plan préétabli est nuisible tant pour l’enfant que pour la relation avec sa mère. Le désir maternel d’accélérer les progrès est souvent dû à l’angoisse et c’est une des causes essentielles de perturbations dans la relation entre mère et enfant.

Ce qui concerne le développement sexuel de l’enfant, c’est-à-dire ses expériences corporelles de sensations sexuelles et les désirs, les sentiments qui les accompagnent, est une autre occasion où l’attitude de la mère est de la plus haute importance. Généralement, on ne reconnaît pas encore que le tout petit a dès la naissance des sensations sexuelles puissantes, qui se manifestent au début par le plaisir ressenti dans les activités orales et les fonctions d’excrétion, mais qui très vite se rattachent aussi aux organes génitaux (masturbation) ; pas plus qu’en général on ne reconnaît suffisamment que ces sensations sexuelles sont essentielles à un développement convenable de l’enfant et que sa personnalité, son caractère, aussi bien qu’une sexualité adulte satisfaisante dépendent de la mise en place de la sexualité dans l’enfance.

J’ai déjà signalé qu’il ne faut pas intervenir à propos de la masturbation de l’enfant ni faire pression sur le sevrage du pouce, et qu’il faut se montrer compréhensible quant au déplaisir que ses fonctions excrémentielles et ses excréments lui procurent. Mais cela tout seul ne suffit pas. La mère doit avoir une attitude réellement amicale envers ces manifestations de la sexualité infantile. Trop souvent elle est portée à montrer aversion, dureté ou mépris qui sont autant humiliants que nuisibles à l’enfant. Comme toutes ces tendances érotiques sont dirigées d’abord et surtout vers sa mère et son père, leurs réactions influenceront l’ensemble de son comportement à cet égard. D’un autre côté, il faut aussi considérer la question que soulève une trop grande indulgence. Quoiqu’il ne faille pas entraver la sexualité de l’enfant, la mère doit le retenir – naturellement de façon amicale – s’il essaie de prendre trop de libertés avec elle. La mère ne doit pas davantage se permettre de s’impliquer dans la sexualité de son enfant et son rôle se limite à accepter celle-ci très amicalement. Ses propres besoins érotiques doivent être parfaitement contrôlés quand il est concerné. Elle ne doit se laisser ni troubler ni passionner par aucune de ses activités de soins de l’enfant. Il est nécessaire de maintenir une réserve en le lavant, en l’essuyant ou en le poudrant, particulièrement quand il s’agit des zones génitales. Un manque de maîtrise de la mère peut facilement être ressenti par l’enfant comme une séduction, ce qui provoquerait des complications inutiles lors de son développement. Cependant l’enfant ne saurait être en aucune façon privé d’amour. La mère peut tout à fait, et doit, l’embrasser, le caresser et le prendre sur ses genoux, toutes choses dont il a besoin et qui sont uniquement pour son bien.

Cela me conduit à un autre point important. Il est capital que le bébé ne dorme pas dans la chambre de ses parents et qu’il ne soit pas présent lors des rapports sexuels. Il est commun de penser que cela n’est pas pernicieux au bébé parce que, d’une part, les parents ne se rendent pas compte que ses sentiments sexuels, son agressivité et ses craintes sont beaucoup trop activés par une telle expérience et que, d’autre part, ils ignorent que le bébé enregistre inconsciemment ce qu’il semble incapable de saisir intellectuellement. Souvent, quand les parents le croient endormi, le bébé est éveillé ou somnolent, et même s’il paraît dormir il est capable de sentir ce qui se passe autour de lui. Cette perception a beau n’être que confuse, un souvenir vif mais déformé persiste activement dans son inconscient et a des effets néfastes sur son développement. Cet effet est particulièrement mauvais quand cette expérience coïncide avec d’autres qui imposent aussi une tension à l’enfant, par exemple une maladie, une opération ou – pour revenir au thème de mon chapitre – avec le sevrage.

J’aimerais dire maintenant quelques mots à propos du processus même du sevrage du sein. Il me paraît très important qu’il soit fait lentement et sans brusquerie. Si le bébé doit être complètement sevré, disons à huit ou neuf mois – ce qui semble l’âge opportun – il faut substituer quotidiennement, vers cinq ou six mois, une tétée par biberon, puis remplacer, chaque mois une tétée par un autre biberon. En même temps il faut introduire d’autres aliments appropriés, et quand l’enfant est parvenu à s’y habituer, il est possible de commencer à le sevrer du biberon qui sera alors remplacé en partie par d’autres aliments, en partie par un verre de lait. Le sevrage sera amplement facilité si l’on use de patience et de douceur pour habituer l’enfant à cette nouvelle alimentation. On ne doit pas le forcer à manger plus qu’il ne veut ou des aliments qu’il n’aime pas – au contraire, qu’il lui soit fourni en abondance ce qu’il aime – ni faire jouer d’aucune façon les bonnes manières de table durant cette période.

Jusqu’ici je n’ai rien dit de l’éducation du bébé qui n’est pas nourri au sein. J’espère avoir montré la grande importance psychologique de l’allaitement maternel pour l’enfant ; considérons maintenant le cas où la mère ne peut allaiter.

Le biberon est un substitut du sein maternel car il permet au bébé d’avoir connu le plaisir de sucer et d’établir ainsi, jusqu’à un certain point, la relation sein-mère en liaison avec le biberon donné par la mère ou la nourrice.

L’expérience montre que souvent les enfants qui n’ont pas été nourris au sein se développent tout à fait bien7. Pourtant, en cours d’analyse, on trouvera toujours chez de telles personnes une profonde envie du sein qui n’a jamais été satisfaite et, bien que la relation sein-mère ait été établie à un certain degré, le développement psychique change du tout au tout si la satisfaction fondamentale la plus primitive a été obtenue à l’aide d’un substitut au lieu de la chose réelle qui était désirée. Il est permis de dire que bien que les enfants peuvent se développer parfaitement sans avoir été nourris au sein, le développement aurait été différent et meilleur, d’une façon ou d’une autre, s’ils avaient bénéficié d’un allaitement réussi. D’un autre côté, je déduis de mon expérience que les enfants dont le développement pose des problèmes, même s’ils ont été nourris au sein, se seraient trouvés encore plus mal sans cela.

Pour conclure : un allaitement au sein réussi est toujours un atout important pour le développement ; certains enfants, même s’ils ont manqué de cette influence fondamentalement favorable, évoluent très bien sans cela.

Dans ce chapitre, j’ai discuté des méthodes qui permettent de réaliser avec succès la phase de succion et le sevrage ; je me trouve maintenant dans la situation assez difficile d’avoir à vous dire que ce qui peut paraître une réussite ne l’est pas toujours complètement. Bien que certains enfants donnent l’apparence d’avoir très bien traversé le sevrage et continuent même à progresser de façon satisfaisante pendant un temps, au plus profond ils n’ont pas réussi à faire face aux difficultés surgies de cette situation ; seule une adaptation superficielle se met en place. Cette adaptation superficielle résulte de l’impulsion de l’enfant à faire plaisir à l’entourage dont il est si dépendant et de son désir d’être en bons termes avec celui-ci. Cette conduite de l’enfant se manifeste dans une certaine mesure même aussi précocement qu’à la période du sevrage ; je crois que les bébés ont vraiment beaucoup plus de capacité intellectuelle qu’on ne le reconnaît. Il y a une autre raison importante à cette adaptation en grande partie superficielle, qui est précisément de servir d’échappatoire aux conflits internes profonds que l’enfant est impuissant à gérer. Dans d’autres cas, on trouve des signes plus visibles de l’échec d’une authentique adaptation, par exemple les nombreux défauts caractériels comme la jalousie, la gourmandise et la rancune. À ce propos je voudrais citer le travail8 du docteur Karl Abraham sur les relations entre les difficultés précoces et la formation du caractère.

Nous connaissons ces personnes qui traversent la vie avec de perpétuels griefs. Ainsi, elles s’offensent même du mauvais temps comme d’une chose qui leur est particulièrement infligée par un destin hostile. Ou d’autres encore, qui se détournent de toute gratification si celle-ci ne vient pas immédiatement au moment voulu ; comme disent les paroles de cette chanson populaire d’il y a quelques années : « Je veux ce que je veux, quand je le veux, ou je ne le veux pas du tout. »

Je me suis efforcée de vous montrer que si la frustration est tellement difficile à supporter pour l’enfant, c’est que de profonds conflits internes y sont associés. Un sevrage pleinement réussi implique non seulement que le bébé soit parvenu à s’habituer à une nouvelle alimentation, mais qu’il ait réellement fait les premiers pas fondamentaux pour gérer ses conflits internes, ses craintes, et qu’il arrive à trouver à la frustration une compensation au vrai sens du terme.

Si cette compensation a été réalisée, alors on peut employer là le mot « sevrage » dans son sens primitif. J’entends que dans l’ancien anglais le mot « sevrage » était utilisé non seulement dans le sens de « sevrage de » mais aussi dans celui de « sevrage à9 ». En employant les deux sens du mot, nous pouvons dire que lorsqu’une réelle adaptation à la frustration a eu lieu, l’individu est sevré non seulement du sein maternel mais aux substituts – à toutes ces sources de gratification et de satisfaction nécessaires à l’édification d’une vie pleine, riche et heureuse10.

 


1 « Taking in » processus (to take in : faire entrer, inclure, comprendre, avaler, gober) serait plus proche, par son sens et son destin de position subjective, de l’expression française : « prendre pour soi » ; exemple : « Il prend tout ce qu’on dit pour lui » (N.d.T).

2 À ce propos je me souviens d’une remarque récemment faite par le docteur Edward Glover ; il signalait que le passage brusque de sensations très douloureuses à des sensations très agréables pouvait être ressenti comme une douleur en soi.

3 Le docteur Susan Isaacs a insisté sur l’importance de ce point dans un article pour la British Psycho-Analytical Society (janvier 1934).

4 Cf. M. Klein, « Perlaboration », « Translaboration », dans Envie et gratitude et autres essais, traduction de Victor Smirnoff avec S. Aghion et Marguerite Derrida, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1968, p. 224 (NdT).

5 Je dois remercier le docteur Donald Winnicott pour de nombreux détails qui éclairent ce propos.

6 Si l’enfant se masturbe de façon indiscrète et excessive – et cela vaut pour une succion du pouce prolongée et très prononcée – il est possible de trouver quelque chose qui va mal dans sa relation avec l’entourage. Par exemple, il peut avoir peur de sa nourrice sans que ses parents s’en rendent jamais compte. Il peut être malheureux à l’école parce qu’il sent qu’il ne suit pas, qu’il est en mauvais termes avec un certain professeur ou effrayé par un autre enfant. Dans les analyses on découvre que de tels éléments peuvent expliquer une tension croissante dans l’esprit de l’enfant qui trouve un soulagement dans un plaisir sensuel redoublé et compulsif. Naturellement, la suppression des facteurs extérieurs n’apaisera pas toujours la tension, mais réprimander de tels enfants pour une masturbation excessive ne peut qu’aggraver les difficultés sous-jacentes. Quand elles sont trop importantes, seul un traitement psychologique peut les résoudre.

7 Plus que cela, même des enfants qui ont traversé des épreuves très difficiles pendant cette période précoce, telles que maladie, sevrage subit, opération, ont souvent un développement très satisfaisant, bien que de telles épreuves constituent toujours d’une manière ou d’une autre un handicap et doivent, naturellement, être évitées dans la mesure du possible.

8 Étude psychanalytique de la formation du caractère, 1925 (psycha.ru)

9 « Sevrage de » et « sevrage à » traduisent respectivement weaning from et weaning to et sont à saisir comme, par exemple, « le sevrage de la drogue » et « le sevrage à la Méthadone » (N.d.T).

10 Un post-scriptum, ajouté en 1952, accentue l’aspect de vulgarisation de « Sevrage », en confirme le propos sans nouveauté.