XI Trois corps, trois têtes

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De tous les discours qui parlent le corps et le sexe, le plus étrange, et le plus angoissant, c’est celui qui est façonné par la pensée psychotique.

Christine, jeune fille de dix-huit ans m’est adressée par ses parents en fonction de la difficulté qu’elle éprouve à poursuivre ses études. Christine elle-même m’expliquait au bout de deux entretiens qu’elle souffrait d’une « rigidification de la tête », ainsi que d’une crainte de devenir borgne. En réponse à mes questions elle me confia un secret : ses troubles de tête étaient dus à l’influence des chats. Les chats la « magnétisaient » après de longues heures d’étude, et surtout quand elle sortait dans la rue. Même dans son lit les chats magnétiseurs la poursuivaient mais elle avait trouvé un remède à leur puissance. Elle dormait avec une petite croix en bois serrée entre les jambes. Discours familier, quoique dans une version nouvelle. Je retrouvai la « machine à influencer » avec son pouvoir sur le corps et les pulsions du sujet, machine construite au niveau du processus primaire, rêve en liberté, que Christine m’a offert comme une réalité. Cherchant son conflit autour de sa réalité pulsionnelle je lui demandai si elle n’essayait pas aussi de me parler de son « chaton » en m’expliquant ainsi l’effet extraordinaire des chats. Elle acquiesça immédiatement : « Bien sûr ; c’est évident pour tout le monde ! » Et d’enchaîner en me parlant de sa lutte contre la masturbation, à travers laquelle elle révélait jusqu’à quel point ses pulsions sexuelles étaient ressenties comme menaçantes non seulement pour son corps en entier mais pour son sentiment d’identité psychique. Dans son délire elle n’avait qu’un corps symbolique ; à la place du sexe, des mots. Le corps ne remplissait pas sa fonction primordiale de contenant, ce qui lui aurait permis de distinguer entre l’intérieur et l’extérieur, entre rêve et rêverie, entre elle-même et autrui. Dois-je ajouter que le délire des chats tomba vite et que Christine put sortir encore dans la rue ? Mais sa pensée restait profondément psychotique. Un système de clivages lui permettait de saisir facilement les liens entre sa croyance délirante et sa théorie sexuelle mais sans que se modifie sa façon de vivre sa relation à son corps et aux corps des autres.

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Tout autre est la relation Je-corps dans la structure névrotique. La part psychosée de l’être a pour folle visée de rendre possible ce qui par nature ne l’est pas, la poursuite de l'impossible, alors que le conflit de la névrose tourne toujours autour de l’interdit, et, de par le fait même qu’il s’agit de dit et d’interdit, trouve mille façons pour s’exprimer à travers les fantasmes et représentations refoulés. Matériau brut de l’enfance, dont la psyché forgera dans un deuxième temps cette mise en acte qui s’appelle le symptôme. Or le névrosé a acquis le droit de vivre son corps comme unifié, et son psychosoma comme unité, au prix du sacrifice de son sexe comme instrument de plaisir et du renoncement à la toute-puissance du désir. Bien que ses symptômes dépassent son entendement, et même quand ils prennent forme dans sa chair, le névrosé se trompe rarement quant au fait que c’est lui, l’auteur de son invention symptomatique – à rencontre du psychotique, et même du pervers qui, lui, vit son corps comme le jouet du destin et son invention comme une donnée de la nature. Dans son fonctionnement psychique la création perverse se rapproche, comme nous l’avons vu, du vécu corporel du délire, mais en est sauvé par l’érotisation. Par contre, l’utilisation psychotique de la représentation psychique du corps, la récupération du « sens » dans le délire, nous montre à quel point le corps est vécu comme perméable, contrôlable de l’extérieur, confondable avec le corps d’autrui. Si le sujet névrotico-normal a à sa disposition une représentation imaginaire de son corps en tant que corps-contenant, le psychotique, lui, ne possède pas cette rassurante illusion. Son corps, ses zones et fonctions, se trouvent étonnamment éparpillés, et l’espace corporel lui-même constamment déchiré et morcelé par le surgissement des affects.

Il est à remarquer que la matière première dont se fabriquent les délires, et le mode de fonctionnement psychique qui les régit, trouvent leur contrepartie dans les fantasmes refoulés des symptômes névrotiques, et dans la vie onirique de tout le monde. Tout délire sera recevable comme « sensé » pourvu qu’il soit introduit par la phrase : « Je rêvais que… ». Le Je du psychotique comme celui du rêveur, n’étant pas incarné, se dispense avec facilité des inconvénients de l’altérité, de la différence des sexes, de la réalité psychique des autres, de la réalité de la mort.

Quant à l’éprouvé affectif, s’il déborde dans les états psychotiques aigus, et s’aplatit dans l’organisation qui facilite l’éclosion des affections psychosomatiques, dans la structure névrotique les choses se passent différemment : l’affect est bien souvent scindé de sa représentation, déplacé, exacerbé, mais en même temps le Je du sujet le vit comme tel. Il trouvera ses sentiments excessifs, ou incohérents, et même une absence de réaction affective, là où le sujet s’attendrait à en trouver une, est considérée la plupart du temps comme un symptôme inquiétant par le patient lui-même.

Il y a quelques années un homme de vingt-six ans est venu me voir à cause d’angoisses intolérables éprouvées chaque fois qu’il avait rendez-vous avec une fille qui l’attirait sexuellement. Des maux de tête fulgurants l’empêchaient bien souvent d’être au rendez-vous. Ces symptômes redoublaient de violence depuis l’installation de ses parents à Paris bien qu’ils ne vécussent pas avec leur fils. « Je dois être dingue de faire un tel cinéma pour des pépées », disait-il à notre premier entretien. Bien que ne possédant aucune culture psychanalytique – fait combien rare et précieux – cet homme donnait d’emblée une interprétation de ses maux de tête : un drame dont il avait perdu le sens, lequel était à trouver en lui-même, et de plus ayant affaire à sa vie sexuelle. Demande « classique » pour une psychanalyse s’il en fut.

Dans les premières semaines de la cure mon patient esquissa des portraits parentaux. « Ma mère est plutôt jeune, câline. Elle se comporte comme une petite amie avec moi. Mon Dieu, que j’aimerais avoir une mère aux cheveux gris avec un châle noir sur les épaules ! » Le père : « Un gros bonhomme, coléreux, qui contrôlait tout, mais généreux quand même. » Une paire de gifles était la réponse coutumière aux bêtises enfantines. Un jour il m’apporta le rêve suivant : « J’étais dans la chambre de ma mère, comme si j’allais dormir dans son lit, ou quelque idiotie comme ça, et j’entends le pas de mon père dans l’escalier. D’un coup je me retrouve en bas et c’est moi qui monte. Mon père descend avec cet air terrible qu’il avait toujours quand on était gosses. Il lève le bras pour me frapper, mais à chaque pas sa main devient plus grande… énorme… je n’ai jamais vu un bras pareil. Il va pour me frapper la tête. Je suis sûr qu’il va me tuer. Je me suis réveillé en sursaut – avec un mal de tête incroyable. » Il ajouta : « Gomme c’est bête la psychanalyse – raconter des enfantillages pareils ! Et avec ça mes maux de tête empirent ! »

Ce rêve qui pour le psychanalyste a une certaine transparence, même dans sa forme manifeste, n’en avait point pour mon analysant. Il lui a fallu plus d’un an pour mettre en scène – et en sens – tous les caractères en cause, avec toutes les complexités de relation qu’il découvrait entre lui et eux : la mère séductrice et contraignante à la fois ; le père, castrateur, mais aussi figure phallique idéalisée – la main-sexe ; bras-énorme –, qui a tant impressionné le petit garçon d’autrefois. Ce rêve est assez exemplaire pour démontrer l’utilisation hystérique faite par la psyché de la représentation du corps et ses possibilités de symbolisation. La tête, tenant lieu dans le langage inconscient du patient, du sexe, est menacée en fonction de l’attachement incestueux et infantile du fils pour sa mère, attachement bien refoulé chez lui, mais dont son Je avait à rendre compte. Le Moi infantile lui imposait que toute femme était sa mère et à ce titre lui était interdite. Son symptôme, comme nous montre la mise en scène du rêve, réalisait à travers le langage symbolique du corps une castration aux mains du père.

Au bout de deux ans, les maux de tête ayant complètement disparu, et le garçon étant engagé dans une relation sexuelle qui le comblait de satisfaction, il se sauva de l’analyse. Ajoutons qu’il s’est échappé aussi en gardant intacts tous les problèmes de l’Œdipe homosexuel, lesquels commençaient à peine à se désigner dans ses rêves et ses associations – et se dévoilaient dans la réalité extérieure où une fixation au père idéalisé l’empêchait dans l’actuel de quitter son patron, au détriment de sa vie professionnelle.

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Ce ne sont pas tous les maux de tête qui s’avèrent capables d’une transcription hystérique. Je me souviens en contrepoint d’une patiente migraineuse, ancienne tuberculeuse, qui souffrait également d’asthme et de tachycardies angoissantes au moment du réveil. Proche de la quarantaine, Victoria est venue en France pour assumer un poste important dans une organisation internationale. Son travail, accompli avec verve et efficacité, l’amenait à s’occuper de gens défavorisés par la vie. Son grand dévouement non seulement à ses charges mais aussi à ses amis était reconnu par tous. En outre elle avait une vie amoureuse mouvementée, mais dont elle était profondément insatisfaite. Ses amants – eux aussi « défavorisés » – suscitaient toujours en Victoria le souhait de les « sauver ». Gaie, énergique, « boute-en-train » de tout le monde, cette femme est néanmoins venue en analyse pour un état dépressif mal défini. Elle craignait de ne plus pouvoir se maîtriser pour maintenir son image de marque.

Victoria rêvait peu, ne rêvassait pas. Devant l’absence totale de rêves -— et à la place les tachycardies du réveil – je lui ai demandé un jour <¥ imaginer une scène, n’importe laquelle qui pourrait accompagner cette expérience somatique. « Dire n’importe quoi ? Pas moi ! Je ne suis pas assez cinglée pour me permettre ça. » Cependant à la séance suivante : « Eh bien, j’ai un rêve pour vous. Bon. Je rêvais que mon réveil sonnait. Je voyais que j’allais être en retard au bureau et j’ai sauté du lit. Je faisais couler le bain. Je mis la robe que j’avais préparée la veille. Et hop ! Mon réveil sonnait pour de bon ! Je me suis réveillée – avec un horrible mal de tête. »

Où était le rêve ? Il y en avait sûrement un mais enterré à mille lieues de là où se trouvait ma patiente, enfoui dans une angoisse archaïque pour laquelle il fallait encore attendre les paroles qui la communiqueraient. Or quelques semaines plus tard Victoria m’apporta son premier vrai rêve : « On m’a appelée pour venir regarder le cadavre d’une femme. (En réalité c’était Mme X…, la femme de mon chef de service, mais dans le rêve elle avait le même nom que moi.) Cette morte commençait à marcher lentement vers moi. Je hurlais : “Mais vous voyez bien, elle est pleine d’angoisse encore.” Les autres me répondaient que cela n’avait aucune importance, qu’elle allait être enterrée quand même. Elle tremblait comme si elle me suppliait de lui venir en aide. Elle sauta vers moi et entoura mon cou de ses mains glaciales. Je ne pouvais pas bouger tant j’avais froid. J’essayais de crier mais aucun son ne sortait de ma gorge. Je me suis réveillée avec mal à la tête et mal à la gorge – mais je n’avais pas de tachycardie. »

En fait il ne fut plus question de ces tachycardies pendant les cinq années de l’analyse de Victoria. L’asthme aussi a disparu après dix-huit mois, mais les migraines étaient plus tenaces.

La mère de cette patiente avait une santé physique et psychique fragile qui rendait l’enfance de sa fille incohérente et traumatisante. Elle fut précocement autonome et s’occupa très jeune de tâches que peu d’enfants seraient capables d’assumer. Mais nous voyons à travers ce fragment d’analyse de quel prix fut payée cette force de caractère ; l’accrochage au réel et la fuite dans l’agir étaient accomplis aux dépens de sa vie intérieure et de sa possibilité d’accepter de dépendre d’autrui, sans angoisse.

Le contraste entre les deux migraineux est latent. A l’encontre de la mise en scène dramatique de l’hystérique, mise en scène destinée à protéger sa sexualité, la sombre réponse du soma masquait la lutte que poursuivait la patiente somatisante, lutte pour échapper aux angoisses archaïques et à la fusion mortifère.