III Hermaphrodite et la masturbation

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Enfant d’Aphrodite et d’Hermès, muni des attributs de ses deux parents fabuleux, Hermaphrodite, éphèbe parfait, se vit un jour métamorphosé par l’amour d’une nymphe transie de désir pour son corps. Mais si Hermaphrodite a maugréé contre son destin, les autres, simples humains monosexués, tiennent au fantasme de l’être bisexué. Être à la fois homme et femme, nanti de la magie blanche et noire de chacun, être, dès lors, l’objet du désir des deux, être à soi seul, père-et-mère, voire s’engendrer soi-même, qui, dans son cœur enfantin, ne le voudrait pas ! L’illusion bisexuelle est aussi vieille que l’histoire culturelle de l’homme. Que nous songions à la signification des anciens dieux de l’Orient, à la fantaisie de Platon sur l’origine des sexes, ou, plus près de nous, à la science-fiction de Freud, acharné à affubler la femme d’un pénis minuscule (là, où elle croyait posséder un organe bien à elle), force nous est de reconnaître que nous sommes en présence d’une des Urphantasien de l’homme. La vérité préhistorique imputée à ces fantasmes originaires nous frappe moins que leur découverte universelle dans les trames de l’inconscient, et que leur fonction nostalgique et réparatrice envers les blessures inéluctables que la réalité inflige au narcissisme humain. Le fait que la nature produit si rarement des hermaphrodites authentiques chez les êtres humains, et que même les animaux ainsi gratifiés sont plutôt des espèces mineures tels les escargots et les vers de terre, n’affaiblit en rien la force du mythe. La bisexualité est une émanation de l’imagination créatrice de l’homme, de l’homme lésé dans son unité, condamné qu’il est à une moitié seulement de la chose sexuelle.

Si la notion de bisexualité possède un sens pour la psychanalyse, ce sens n’est pas à découvrir du côté de la biologie, ni à récupérer d’un patrimoine phylogénétique comme le proposait Freud. La bisexualité est un fantasme, un idéal, un rêve, voire un cauchemar ; rêve de l’enfant incestueux face à la scène primitive, de l’enfant en quête de sa toute-puissance d’avant la chute. D’un certain point de vue, le recours à un idéal bisexuel est un recul devant l’angoisse de castration ; l’angoisse liée aux souhaits interdits tant homosexuels que hétérosexuels ; recul également devant la castration narcissique, empreinte de sentiments d’exclusion, d’impuissance, de sans-valeur. Mais ce recours a aussi ses précurseurs, tout comme les souhaits œdipiens et l’angoisse de castration. Qu’est-ce, cette prescription qui ordonne, avant son surgissement, le fantasme bisexuel de l’enfant ? Pour mieux saisir la notion de bisexualité – en tant qu’état idéal, en tant que souhait interdit et angoissant – il nous faut revenir à l’orée de la vie psychique, à la découverte, non pas de l’identité sexuelle, mais de l’identité subjective, la découverte de l'altérité. Je voudrais soutenir ici que l’idéal hermaphrodite trouve ses racines dans l’idéal fusionnel qui unit l’enfant au sein maternel. La recherche d’un état idéal où le manque n’existe pas témoigne que le sein est déjà perdu, c’est-à-dire déjà perçu comme étant l’essence d’un Autre. Ainsi l’illusion bisexuelle dans toutes ses manifestations est construite sur les remparts de la différence des sexes, mais elle trouve son soubassement dans la relation primordiale, dans le désir toujours actuel d’annuler cette séparation d’avec l’Autre, de nier cette altérité impossible.

Le Sein et le sexe

En suivant le chemin à rebours qui va de l’identité sexuelle à l’identité subjective, nous arrivons, à ce moment mythique où s’origine la naissance du sujet psychique et, avec elle, la première ébauche d’un objet et la première ombre d’un désir. Pour le nourrisson, sa mère et lui, primitivement, ne font qu’un. S’il ne peut survivre que grâce à elle, l’enfant ne peut aussi venir à exister psychiquement qu’à travers elle. Pas encore un Objet pour lui, elle est déjà beaucoup plus, son Umwelt, mère-univers, dont il fait partie. Cette identité primaire, dans laquelle l’enfant est une petite parcelle d’un grand Tout, fonde la première identité de l’être. L’enfant est ce Tout. Mais en vérité, il s’agit d’une relation de dépendance absolue, et au sein de laquelle l’enfant est uniquement ce qu’il représente pour sa mère. Tout ce qui est en puissance chez lui ne peut ni s’épanouir ni s’organiser sans elle. Sa motilité, ses élans affectifs, son intelligence, sa sexualité sont en premier lieu favorisés – ou entravés – par elle. En plus des soins physiques et nourriciers, chaque mère, selon ses désirs, va susciter chez son enfant des demandes qu’elle seule aura le plaisir de satisfaire. Ainsi l’enfant devient, dès le début de sa vie, et même avant, un objet privilégié pour la satisfaction des souhaits, conscients et inconscients, de la mère. Dans ce premier engagement sensuel à deux, chacun est, ou devrait être un instrument de gratification pour l’autre. Cette empreinte précoce, ébauche d’un sujet et d’une identité, va marquer de son sceau toute l’évolution – relationnelle et sexuelle – ultérieure. Dès lors, une partie de l’identité de tout sujet, est, et sera toujours, ce qu’il représente pour un autre. Quant au sentiment d’identité sexuelle, des recherches variées ont démontré que la mère a, dès le début, des attitudes différentes envers l’enfant suivant son sexe, ce qui marque bien précocement le sentiment d’identité sexuée du petit enfant. Néanmoins, la découverte de la différence des sexes et la reconnaissance que l’identité sexuelle propre ne peut se définir que par rapport à l’autre sexe comportent un renoncement, la perte d’une illusion, déjà préfigurés par la perte du Sein. Que signifie cette perte ?

Précisons d’abord que j’emploie ici le mot sein non en tant qu’objet partiel ou corporel, mais pour connoter le concept Sein tel que Melanie Klein l’a conçu : la mère dans sa totalité

— de peau, de voix, d’odeur, certes, mais aussi la mère comme source de gratification, source d’identité, support enfin de toute la gamme d’affects de haine et d’amour qu’éprouve le nourrisson. Donc la perte du Sein comme partie de soi ne signifie nullement le sevrage et le passage aux aliments solides, mais la découverte lente et progressive, de la part de l’enfant, que le Sein ne lui appartient pas, qu’il n’est non seulement pas lui, mais représente l’essence même d’un Autre ; qui plus est, cet Autre peut le donner ou le refuser. Désormais l’enfant cherchera cette mère-sein, non seulement pour satisfaire ses besoins mais aussi pour retrouver et revivre cette relation merveilleuse qu’il partage avec elle. Comblé par le Moi de la mère, le Moi du nourrisson à cette époque est fort. Mais une rupture prolongée dans la relation des deux, ou une carence de la part de la mère dans son rôle protecteur à ce stade précoce, donne naissance à des angoisses spécifiques. Il ne s’agit pas encore de l’angoisse de castration, propre à la phase phallique, ni à son prototype qu’est l’angoisse de morcellement, mais plutôt d’une angoisse que l’on peut qualifier de menace d’anéantissement. L’enfant ne perd pas simplement son Objet, mais son identité tout entière, et cette mort psychique peut même entraîner, dans certains cas, la mort réelle19.

La perte de l’Objet ne peut être colmatée, et la différenciation d’avec lui ne peut être acquise que par le truchement d’un acte psychique – l’introjection de l’objet perdu dans le soi, c’est-à-dire sa création en tant qu’objet « interne ». Faute de pouvoir faire face à cette castration primaire, c’est-à-dire faute de pouvoir opérer cet acte créateur qu’est le maintien de l’objet manquant, à l’intérieur de soi, cette perte inévitable dans la préhistoire de tout sujet ne peut être comblée que par le délire ou dans la mort. Puisque cette perte est la condition primordiale de l’identité psychique, il est évident que toute tendance chez le sujet à retourner vers la non-différenciation primitive s’accompagne d’un risque grave pour le sujet (états psychotiques), voire pour la vie (toxicomanies, suicide, maladies psychosomatiques). Pourtant ce désir trouve sa pérennité en chacun. La maîtrise des expériences de séparation et d’individuation donne lieu à des structures psychiques et à des plaisirs de plus en plus élaborés, mais le renoncement implicite dans ce processus d’introjection et d’identification crée une nostalgie de retour à l’état fusionnel, hors du temps, et à l’abri de toute frustration et de tout désir, nostalgie qui persiste dans le fond et le tréfonds de l’homme.

Dès la mise en branle de ce processus de séparation-individuation que représente la perte de la Mère-Sein, la vie pulsionnelle de l’enfant aura une visée double : une partie de sa libido cherchera – et cela sa vie durant – à annuler cette séparation et à chercher une union totale, corporelle, aussi peu symbolique que possible avec l’Objet, cependant que l’autre courant pulsionnel visera le maintien, à tout prix, de l’indépendance de l’objet, sans quoi, son identité risque de se dissoudre dans la Mère-univers. La problématique de l’altérité s’infiltre progressivement dans les problèmes posés par l’identité sexuelle, non seulement sur la scène œdipienne, mais aussi du point de vue de l’intégrité narcissique, comme atteinte à la toute-puissance. Une deuxième fois, l’homme doit découvrir que ce qu’il cherche, ce qu’il désire, est l’essence même d’un Autre.

Pour avoir un sexe et un sentiment d’identité sexuelle, il faut d’abord avoir un corps et une existence individuelle. Sans quoi, la sexualité risque de se voir utilisée uniquement pour réparer les failles dans le sentiment d’identité, comme nous avons vu dans les deux chapitres précédents. Ce sentiment, rappelons-le, est sujet à des attaques variées qui vont de l’anéantissement (castration primaire) et des peurs de morcellement (castration prégénitale) à l’angoisse de castration phallique-œdipienne.

Il n’est pas dans mon intention d’explorer ici les achoppements de ce processus créateur qu’est l’identification à l’objet perdu et leur retentissement sur la sexualité adulte. Aussi bien me limiterai-je à souligner que cette première introjection du Sein permet qu’il soit clivé en objet mauvais et en objet bon. Ce clivage primordial et essentiel est garant de la capacité du psychisme du nourrisson de se maintenir en relation créatrice avec l’Autre. Si ce clivage fait défaut, le petit sujet subit des désordres graves au niveau de son intégrité psychique et dans sa relation au monde extérieur. Cette même faille va donc grever l’évolution de l’enfant à la phase phallique, d’où l’impossiblité de s’identifier sans crainte à l’autre sexe, pour enfin gagner sa propre identité sexuelle. En lieu et place il risque d’opérer un faux clivage au niveau de la différence des sexes, de sorte que le « mal » se trouve d’un côté de la démarcation sexuelle et l'« idéal » de l’autre, témoin d’un manque d’intégration des souhaits bisexuels visant les deux parents. Ceci est patent dans l’homosexualité où se révèle un évitement phobique du sexe opposé et une course effrénée pour capter l’objet (idéalisé) muni du même sexe. Narcisse n’est pas Hermaphrodite. « Moi, je n’aime pas les femmes ! Ni même les hermaphrodites ! Il me faut des êtres qui me ressemblent… » C’est Maldoror qui chante le défi de Lautréamont.

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La plus puissante des entraves à l’intégration de la bisexualité psychique est l'avidité orale. Cette avidité pour la Mère-Sein, c’est le matériau brut de l’amour. Mais les écueils sont nombreux. Prenons l’exemple de la célèbre envie du pénis chez la fille. Le souhait banal, chez la fillette, de posséder un pénis personne], et de le dérober à celui qui le possède, se transformera en envie de jouir du pénis de l’homme dans la relation sexuelle. Si par contre l’objet Sein n’a jamais été intériorisé en tant que support aux premières demandes libidinales, et comme signifiant du désir maternel, c’est-à-dire d’être le Sein pour son enfant, le pénis peut susciter une envie destructrice qui empêche toute possibilité d’une relation ou toute appréhension d’un désir, tous deux complémentaires.

La projection d’une telle avidité orale fait du pénis, ou de l’homme tout entier, un objet persécutoire, et d’elle-même un objet également dangereux pour l’autre. De la même façon, l’envie orale du garçon d’avoir les attributs de la mère, de lui dérober ce qu’il faut pour attirer le désir du père, doit aussi parcourir un chemin pour que cette visée envieuse se transforme en désir de donner son pénis à la femme, avec ce que cela suppose en même temps d’identification à son plaisir de le recevoir.

Je laisse de côté la question de l’envie du pénis chez l’homme et le désir chez la femme de posséder le secret sexuel de la mère. Ces vœux représentent l’autre pôle de l’identité sexuelle, et trouvent leur investissement, normalement, dans l’identification secondaire au parent du même sexe. Nous insistons plus particulièrement ici sur la capacité de s’identifier à Vautre sexe afin de pouvoir le choisir comme objet de désir. Ceci implique la possibilité de dépendre d’un autre sans peur. La partie dépendante de la personnalité est celle qui reconnaît les limites et les limitations de son propre être, ainsi que l’existence et les limites d’autrui, et qui accepte que la satisfaction de tout besoin, enfin de tout désir, se tienne dans l’incapacité fondamentale de l’être humain à se suffire à lui-même. Reconnaître le besoin de l’objet (y compris de l’objet génital) est la condition de la vie. Toute compulsion à nier cette dépendance va dans le sens de la mort.

Au drame de l’altérité succède la drame de la différence des sexes, et de l’interdiction des souhaits incestueux. Ces déchirures créées par l’irruption de la réalité dans la toute-puissance narcissique de l’enfant doivent, d’une façon ou d’une autre, être compensées. Pour y arriver, l’enfant trouve des fils variés, et son identité est tissée de ces fils ; identité inéluctablement à double face – tout ce qui, en lui, ressemble à l’autre, et tout ce qui, en lui, est différent de l’autre. Le manque de l’un ou de l’autre pôle mettra en danger le sentiment d’identité, qu’il s’agisse d’identité subjective ou d’identité sexuelle, Autrement dit, toute reconnaissance d’une identité est, primitivement, reconnaissance d’une différence.

Nous voilà revenu à notre point de départ, à l’idéal hermaphrodite, idéal fondé sur un autre idéal, fusionnel, qui unit l’enfant au Sein ; étape essentielle vers une identité véridique. Dans les deux idéaux se retrouvent les mêmes processus fondateurs : négation de la différence dans la recherche d’un état idéal, intégration de la différence par identification, acte créateur par lequel le sujet devient sujet et objet à la fois, afin de traverser l’espace qui sépare l’être de l’autre, sans crainte de détruire et sans crainte d’être détruit. Si cette création, maintes fois perdue et maintes fois recréée, fait défaut, toute prise de possession de soi, tout désir sexuel risque de déposséder l’autre, entraînant le sujet dans un monde précaire où il n’y a qu’un corps pour deux, qu’un sexe pour deux. Si, comme je le propose, le souhait « bisexuel », l’espoir d’être l’autre sexe tout en gardant sa sexualité propre, est un vœu inconscient et universel, où trouve-t-on l’expression de ce désir impossible ? Car l’être humain est foncièrement « bisexuel » dans sa constitution ; la double face de l’identité mène à une identification au parent du même sexe en prenant l’autre pour objet. Hormis la relation génitale, qui ne peut guère résoudre, à elle seule, cette couche profonde de l’être, où peut donc s’exprimer le vœu bisexuel ? J’en vois deux réalisations quasi universelles : l’une, c’est le processus créateur qui permet à l’homme de s’engendrer magiquement, par coalescence de ce qu’on peut concevoir des éléments masculins et féminins de chacun, créations qui peuvent aller du pathogène au sublime (par exemple, de la création d’une perversion ou un délire à la réalisation d’une œuvre d’art). L’autre – celle qui réalise par excellence Y illusion bisexuelle dans la vie érotique –, c’est la masturbation. C’est d’elle en tant qu’acte créateur (voire d’autocréation) que je vais parler.

L’homme et sa masturbation

La masturbation, expression normale de la sexualité de l’enfant, est également une manifestation banale chez l’adulte, bien que l’on n’en parle que rarement dans les discussions et écrits analytiques. Quelle est la part de l’illusion hermaphrodite et de la complétude narcissique réalisée dans le processus masturbatoire ? Je souligne l’idée d’un « processus » pour indiquer que la masturbation représente un acte et un fantasme, et que les deux peuvent se séparer et trouver des destins différents dans la psyché. Quant à l’illusion bisexuelle, même si le fantasme vient contredire toute possibilité d’un scénario avec des personnages des deux sexes, même s’il n’y a pas de personnages, ou même pas de fantasme, il est un fait irrécusable : Yacte masturbatoire réalise, dans un jeu érotique, une relation à deux, où la main tient le rôle dans le réel, du sexe de l’Autre. Le fantasme, par contre, peut refouler cet Autre, peut se limiter aux personnes du même sexe, aux organes et orifices autres que les organes génitaux, aux objets partiels tels que les produits du corps, ou s’étendre aux animaux ou à un monde d’objets inanimés ou mystérieux. Dans la vie autoérotique comme dans la vie onirique tout est possible ; en fait, dans les deux cas, fantasme et rêve, il s’agit d’une création qui doit satisfaire à des exigences multiples. Par le truchement des refoulements, des condensations et des déplacements, le fantasme réussit à combiner dans un tout une histoire imaginaire qui satisfait la pression de la vie instinctuelle, les interdictions des objets internes et les demandes de la réalité extérieure. Certains fantasmes masturbatoires sont, de ce point de vue, de véritables chefs-d’œuvre, bien que de visée totalement narcissique, comme le rêve ; et ils se révèlent tout aussi riches pour l’analyse. (Disons aussi que leur absence dans le discours analytique est plutôt inquiétante). Mais il s’agit toujours d’un texte amputé, dont la signification ne peut être, en aucun cas, comprise dans sa totalité, d’après le seul contenu manifeste.

Je voudrais maintenant prendre en considération la masturbation comme réalisation d’un souhait bisexuel et le vœu inconscient comme élément inscrit dans le corps et dans la psyché dès le début de la vie. Freud a noté, dans ses Trois essais, trois périodes de masturbation dont la première était observable chez les nourrissons. Il pressentait déjà son lien avec les autres activités auto-érotiques, ainsi que sa relation à l’image narcissique et aux images parentales. Les recherches de Spitz et de ses collaborateurs ont démontré le lien profond entre la masturbation et les relations objectales précoces20. Dans son article, « De l’auto-érotisme », Spitz propose « des conclusions empiriques et quelques hypothèses sur trois manifestations d’auto-érotisme durant la première année de la vie ». Les activités en question sont : rocking (balancements rythmiques du corps), fecal games (jeux fécaux) et génital play (manipulation génitale). Les recherches étaient centrées sur trois groupes : des enfants qui bénéficiaient d’une bonne relation mère-nourrisson, un deuxième groupe qui subissait cette relation de façon instable, tantôt bonne, tantôt déficiente, et un troisième groupe qui évoluait dans une absence totale de relation affective, tout en recevant des soins constants et appropriés de gens compétents. Les enfants du groupe 1 (bonne relation) s’engageaient tous dans des activités autoérotiques et démontraient des manipulations génitales spontanées et constantes. Dans le groupe 2 (relation instable avec la mère) par contre, la moitié démontrait une absence totale d’activités auto-érotiques ; chez l’autre moitié, on observait surtout des balancements du corps et des jeux fécaux. Dans le groupe 3 (excellents soins mais absence totale de relations affectives) se révélait une absence totale d’activité autoérotique chez tous les enfants étudiés. (Cette dernière observation va à l’encontre de la thèse soutenue par Freud que ce sont les soins qui induisent l’activité auto-érotique chez l’enfant.) Les conclusions de Spitz sont les suivantes : « Les activités érotiques sont une fonction des relations objectales de la première année de la vie ; quand ces relations ne s’établissent pas, il n’y a point d’activité auto-érotique ; quand le contact relationnel est tel que la formation d’une relation stable est rendue impossible, l’enfant manifestera des balancements du corps ; quand la relation est ambivalente, changeante, ceci favorise les jeux fécaux. Quand la relation avec la mère est “normale” il s’ensuit un auto-érotisme génital. »

D’autres chercheurs ont confirmé ces recherches, notamment aux États-Unis, mais avec des enfants de l’âge de l’école maternelle. Dans certains milieux socio-économiques où les enfants sont privés des soins maternels normaux (il s’agit d’enfants blancs de New York) est constatée une carence notable des jeux masturbatoires. Face à des situations de frustration ou d’angoisse, là où d’autres enfants auront recours à des activités auto-érotiques pour se soulager, les enfants en question cherchent à agir, attaquant ou caressant des objets ou des personnes dans l'environnement, comme s’ils n’avaient pas la capacité de retrouver un équilibre psychique au travers de leur propre corps.

Les observations des Kibbutzim, où les enfants sont séparés de leurs parents dès l’âge de six mois, quelquefois huit ou neuf mois, ont démontré également une carence d’activité manuelle génitale, et plus tard un prolongement des activités auto-érotiques prégénitales – suçotements, jeux fécaux avec incontinence urinaire et fécale, jusqu’à l’âge de six ou sept ans. Les formes de masturbation sont également altérées ; il y a prédominance de masturbation anale, et l’intérêt pour les matières fécales est plus marqué que l’intérêt pour les organes génitaux.

Une relation maternelle « suffisamment bonne » semble être la condition essentielle pour que le corps et l’appareil génital soient investis libidinalement. D’autres observations suggèrent également que les nourrissons qui montrent une carence dans l’auto-érotisme génital ont davantage tendance à se gratter, à se taper la tête contre le plancher ou les parois du lit, ou à se mordre, ce qui laisse croire qu’il s’agit d’une expression d’autoagressivité, laquelle serait autrement investie et contenue dans la masturbation génitale précoce. On peut se demander si la relation maternelle qui permet le développement spontané du génital play est également celle dans laquelle la mère est capable de recevoir les attaques agressives de son enfant avec patience et compréhension. Winnicott, dans son article « The Use of an object and relating through identifications21 », souligne l’importance pour l’objet maternel de pouvoir « survivre » aux attaques fantasmatiques du nourrisson ; la découverte par l’enfant de la survivance de l’objet lui permet de s’en servir de façon créatrice.

La masturbation a donc ses racines dans les premiers mois de la vie ; sa forme et son fantasme seront fortement marqués par le mode de relation à la mère ; en outre, les pulsions agressives sont intégrées dans l’activité auto-érotique si la relation maternelle le permet, et ceci protège l’enfant contre une activité autodestructrice. Si le vœu de s’unir physiquement à la mère prend forme dans l’esprit du nourrisson avant même qu’il ait acquis une représentation du sein, il en est de même en ce qui concerne le désir d’union sexuelle. Le rôle de la main mérite aussi un instant de réflexion dans cette trouvaille précoce du petit enfant, et son lien éventuel avec la vie fantasmatique. C’est bien la main qui est destinée à colmater la première brèche dans l’intégrité narcissique, créée par le manque du sein. C’est encore la main qui caresse le sexe, avant même que l’enfant ait pu se représenter la différence des sexes, et plus tard, la main ne peut manquer de remplacer le sexe qui manque à l’enfant dans une relation sexuelle imaginaire. Cette dernière acquisition implique, bien entendu, la scène primitive, et son introjection ultérieure. De ce point de vue, la masturbation de l’enfant à la phase phallique a quelque chose en commun avec le jeu de la bobine. Dans ce jeu, il y a une invention de la part du petit enfant qui l’aide à maîtriser l’absence de la mère. Au lieu d’être la victime de la séparation, il en est maintenant l’agent. Mais pour que ce mouvement vers l’affranchissement de l’objet puisse s’inscrire dans la structure psychique, il faut que l’enfant soit capable de fantasmer l’objet ; ceci est déjà un signe du renoncement à l’objet comme partie de soi, signe également que l’objet interne a pu résister à la destruction, tandis qu’il y a une destruction implicite au niveau de l’objet extérieur. Le nourrisson qui suce son pouce ou se caresse les organes génitaux est en train de créer déjà dans son monde interne une image d’une « bonne mère » et de développer ainsi la capacité de remplir une fonction maternelle pour lui-même, ce qui lui garantit une certaine indépendance – indépendance destinée à s’accroître sans cesse si son élan n’est pas entravé par le monde extérieur. De la même façon, l’enfant, qui se masturbe quelques années plus tard avec des fantasmes centrés sur ses parents et leur relation sexuelle dont il se sait exclu, a introjecté une image de la scène primitive, dans laquelle il peut être père et mère à la fois. La « réussite » de ses jeux masturbatoires dépend également du sens que prend pour lui cette scène introjectée. S’agit-il des parents qui s’aiment dans un coït gratifiant pour tous les deux ? Ou d’une relation sans amour, voire sans organes génitaux, sadique et prégénitale ? On touche ici à une des différences entre la masturbation compulsive de l’adulte qui dans son économie libidinale s’approche des perversions, et la masturbation sporadique des autres dans des situations de privation ou d’atteinte narcissique. Ou encore imagine-t-il des parents comblés, mais punitifs envers lui et voulant l’exclure à tout jamais de leur cercle magique ? (Peut-être la thérapie des sexologues américains inspirés par Masters et Johnson réalise-t-elle pour leurs patients un rêve érotique banal de l’enfance. Maman et papa sont là, mais dans une édition toute nouvelle : au lieu de vous défendre de faire comme eux, ces gentils parents vous aident, vous initient même, aux secrets de la sexualité des adultes.)

Mais, derrière l’enfant incestueux de la phase œdipienne, est caché l’enfant avide de la phase orale et l’enfant avare de la phase anale. Tous les fantasmes de cet ordre ont tendance aussi à s’intégrer dans la scène primitive créée par l’enfant. Ainsi les zones et fonctions du corps reçoivent, après coup, une signification profondément bisexuée. Toute conjonction qui suit le modèle du contenant-contenu s’y prête particulièrement, et enrichit à son tour les histoires imaginées qui accompagnent l’acte érotique de l’enfant. De maintes manières, le petit masturbateur contrôle magiquement les parents, en se substituant à eux, niant par son acte-fantasme son exclusion évidente et la blessure narcissique qui en est la conséquence. Enfin, la solution masturbatoire cherche à contenir tous les conflits en cause. Ainsi l’idéal hermaphrodite englobe son précurseur, le Sein de l’illusion ; la négation de la différence des sexes est aussi déni de la première coupure.

La masturbation de l’homme, en fin de compte, a autant affaire avec son intégrité narcissique qu’avec sa sexualité.

Qu’est-ce que l’enfant réalise dans son activité érotique ?

Dans son vœu inconscient d’être joint à l’autre de la façon la moins abstraite, la plus corporelle possible, tout objet transitionnel lui fait défaut. Pour ce qu’il entre de besoin dans les gratifications auto-érotiques, qu’il s’agisse de la succion du pouce ou des jeux génitaux, il est évident que l’illusion n’apporte qu’une satisfaction transitoire. L’acte ne peut être satisfaisant que dans la mesure où il est lié à un fantasme d’union avec l’objet. L’enfant qui suce son pouce veut être nourri, certes, mais il veut surtout retrouver le plaisir lié à la Mère-Sein et son identification avec elle. Quant à la masturbation, c’est aussi le fantasme qui lui donne son épaisseur psychique. Grâce aux « castrations » successives apportées par la réalité, c’est-à-dire grâce à l’impossibilité de satisfaire dans le réel ses souhaits fusionnels et sexuels, l’enfant triomphe sur les parents : les situations et actes imaginés qui alimentent le déroulement des fantasmes érotiques sont fabriqués de pulsions partielles et, en particulier, de ces pulsions ressenties comme particulièrement interdites par les parents. Les figurines de la pièce théâtrale que sont l’acte et le fantasme masturbatoires, ô comble de triomphe, sont les parents eux-mêmes, déguisés en séducteurs, initiateurs, personnages haut placés, religieux. Ou bien, le petit masturbateur traitera avec des gens d’une autre race, d’une autre classe que la sienne, affrontant par ce déguisement les interdits des imagos parentales. Mêlés à la satisfaction des pulsions libidinales se trouvent aussi des thèmes agressifs et sadiques ; mais ces scènes ont le mérite de n’entraîner aucun dégât, ni chez le sujet ni chez les objets de son désir.

Au-delà de la problématique oedipienne et de la différence des sexes s’étalent les investissements de la bisexualité préphallique, qui s’ajoutent au fantasme de la scène primitive, jusqu’à transformer le désir envieux primordial de l’enfant dans sa relation au Sein. Parmi la floraison des fantasmes masturbatoires possibles, certains éléments vont forcément être refoulés ; mais ils survivent et deviennent les objets de rêve.

Quant à la technique de l’acte, capable elle aussi de variations infinies, la « vraie » masturbation se fait avec la main et rien d’autre. Mais si une carence s’est produite dans la liberté de fantasmer (accident qui nous renvoie aux premiers mois de la vie) ou une interdiction telle que le rôle liant de la main a été rendu inopérant, l’enfant va se trouver obligé d’inventer d’autres objets pour remplacer la main dans son rôle de premier substitut de l’Objet. La main qui remplace le Sein avant de remplacer le sexe de l’autre est support de toutes les illusions qui servent à réparer la toute-puissance perdue. Entre l’être plein, sans faille, de l’illusion fusionnelle, et le vide absolu du mal, de la mort, il y a l’espace de l’imagination et la main de l’illusion, magie dans le réel, et parallèlement, création d’une nouvelle réalité dans l’imaginaire. Des créations similaires peuvent s’appeler rêve ou cauchemar, symptôme névrotique, psychotique ou psychosomatique, déviation sexuelle ou œuvre d’art, et témoignent toutes des tentatives d’autoguérison de conflits psychiques déchirants pour l’enfant.

La masturbation et la clinique psychanalytique

Malgré l’intérêt précoce prêté à la masturbation dans l’histoire de la psychanalyse, la plupart des écrits à ce sujet concernent uniquement la masturbation infantile. Et pourtant la masturbation est un élément familier dans le discours des adultes en analyse. Cette masturbation emprunte, évidemment, des parures cliniques très variées qui peuvent aller des mises en scène fétichistes-sadomasochistes à la masturbation banale et sporadique des gens qui ont, par ailleurs, des relations hétérosexuelles satisfaisantes. La masturbation peut être vécue également comme symptôme dont le patient désire se débarrasser, symptôme compulsif qui remplace ou prend le pas sur les relations sexuelles.

A l’autre bout de l’échelle clinique se retrouvent les patients pour qui la masturbation, même en tant que souvenir d’enfance, est inconnue, c’est-à-dire les sujets pour qui la lutte contre elle a été menée avec un tel acharnement qu’elle en a subi des transformations profondes. L’enfant à l’âge de latence mène de front une double opération : contre l’acte et aussi contre les fantasmes qui l’accompagnent. S’il parvient à supprimer brutalement l’acte, des substituts seront trouvés (noyau possible d’éventuels symptômes obsessionnels) ; si le fantasme devient inconscient, il peut, à son tour, s’encastrer dans des symptômes hystériques, entravant ainsi certaines fonctions du Moi qui deviennent inconsciemment érotisées (inhibitions intellectuelles et autres…). De ce point de vue, la masturbation et la formation des symptômes ont quelque chose de commun en ce que tous deux sont le résultat d’un long processus, dans une tentative de trouver des solutions aux demandes conflictuelles. Une différence fondamentale néanmoins : le symptôme est ressenti comme étranger au Moi du sujet, alors que la masturbation demeure syntone avec le Je conscient, et confirme le sentiment de l’identité. Bref, à la place de la création que représente l’acte-fantasme auto-érotique nous pourrions trouver une création névrotique. L’aventure analytique permet la trouvaille de l’invention auto-érotique originelle, et ainsi la possibilité de ressouder acte et fantasme afin de reconstruire la sexualité infantile dont les fragments essentiels ont été perdus. Dans tous les cas, il faut à l’analyste comme à l’analysé des mois, peut-être des années de patience, avant que ce travail de spéléologie psychique soit accompli.

J’en viens maintenant aux adultes qui se masturbent – sporadiquement ou fréquemment – tout en entretenant par ailleurs des relations hétérosexuelles satisfaisantes. De ceux-là, on ne parle jamais dans les colloques et les écrits analytiques, et pourtant ils sont fort nombreux. Ce sont surtout les adultes ayant des relations hétérosexuelles plus ou moins stables qui parlent avec le plus de difficulté de leur masturbation, comme s’il y avait là une antinomie profonde. Il s’agit, en fait, pour la plupart, de deux visées différentes. Quoi qu’il en soit, les associations concernant la masturbation qui surgissent dans le discours analytique sont presque toujours accompagnées d’un affect désagréable ou pénible. Tout au plus l’analysant se trouve-t-il des fragments qui sont dicibles sans trop d’émotion ; d’autres détails – de la technique de la masturbation ou de sa mise en scène fantasmée – subissent une éclipse ou une diminution de leur importance. Parfois, il faut attendre des années pour que ces fragments indicibles soient accessibles à l’analyse. Certains analysants, le cas est banal, avouent avoir évité pendant de longues périodes de se masturber au moment où ils auraient été tentés de le faire, pour ne pas avoir à en parler en analyse ! Cette difficulté qu’éprouvent la quasi-totalité des patients pour aborder librement tout ce qui a affaire à la masturbation mérite notre attention, d’autant plus que cette réticence se fait sentir chez des personnes qui manient avec aisance des théories psychanalytiques et des interprétations touchant la sexualité : les analystes en analyse, les psychiatres, les éducateurs, ou d’autres munis d’une culture analytique étendue. Or, il paraît que la masturbation n’est pas une expression érotique semblable aux autres manifestations sexuelles. Pourquoi une telle réprobation s’attache-t-elle à une inclination de l’être humain à se faire l’amour à lui-même, à fuir, ne fût-ce qu’en de rares occasions, dans l’autarcie érotique ?

On me répondra que cela va de soi : l’acte masturbatoire, interdit en tant que manifestation publique dès l’âge le plus tendre, se pratique dans le secret ; les fantasmes qui l’accompagnent sont stéréotypés, infantiles, imprégnés de prégénitalité, auréolés d’illusions narcissiques A ceci, nous poumons ajouter que les fantasmes révèlent également des désirs passifs et actifs, démentis par le reste de la personnalité, que ces fantasmes sont liés originellement aux souhaits incestueux, homosexuels et hétérosexuels. Mais en outre, le masturbateur n’affiche-t-il pas aussi sa libération de la contrainte de la monosexualité, et de sa dépendance de Vautre en tant que lieu du désir ? L’enfant qui s’affranchit de la déchéance qu’est la différence des sexes, et de l’interdiction imposée par la différence des générations, révèle un autre vœu, de s’affranchir du Sein maternel tant désiré pour recréer à lui seul le cercle clos, magique et narcissique, où nul ne peut entrer par effraction. Ainsi, au cortège des fantasmes aptes à entretenir la culpabilité exacerbée de l’homme face à sa masturbation, vient s’ajouter la demande de l’analyste de tout dire (sans rien faire de plus). Dévoiler sa création au regard d’un autre, simplement parce qu’il s’appelle analyste, c’est prendre le risque d’une déchirure irréparable. Ici s’inscrivent toutes les menaces de perte dont l’imagination de l’homme a doté les craintes de sa progéniture : perte de la substance, de l’intelligence, de la santé, de l’amour de Dieu… Après une réussite secrète qui a su échapper à toutes ces malédictions, va-t-on enfin tout perdre ?

Il peut se trouver une raison historique qui explique la réticence des analystes à parler plus ouvertement de la masturbation, sinon dans leur psychanalyse personnelle, du moins dans leurs écrits. C’est l’attitude ambiguë de Freud lui-même à ce sujet. Pendant le célèbre Colloque de 1912 sur la masturbation22, Freud, tout en voulant approfondir le sujet, semblait soutenir que la masturbation était en soi une manifestation pathologique, tout comme il avait proposé en 189323 la thèse qui voulait que la masturbation soit la cause première de cette mystérieuse maladie du siècle dernier : la neurasthénie. Cinq ans plus tard, toujours fasciné et perturbé par les méfaits de la masturbation, il écrivit à son ami Fliess (22 décembre 1897) : « […] Il m’est apparu que la masturbation est l' “addiction primaire”, et que les autres addictions, pour l’alcool, la morphine, le tabac, etc., ne rentrent dans la vie de l’individu qu’en tant que substitut et remplacement de la masturbation […] on se demande évidemment si une telle toxicomanie est guérissable, et si l’analyse et la thérapie doivent s’arrêter ici, en se contentant de transformer une hystérie en neurasthénie24. »

Enfin, aux lourdes entraves dont est chargé tout discours sur la masturbation, ajoutons la pression socio-culturelle exercée contre elle, même si, de nos jours, cette pression est plus implicite qu’autrefois. Le Larousse du xixe siècle, tome X, nous enseigne que : «[…] ce sont surtout les enfants des deux sexes qui se livrent à ce vice qui, frappant ainsi la société dans les éléments qui doivent plus tard concourir à sa perpétuité par la génération, a une influence fatale tout à la fois pour l’individu et pour l’espèce. […] Combien d’enfants sont morts à la suite de la masturbation ? […] Elle prédispose à un grand nombre de maladies […] surtout [au] développement de la phtisie avec consomption et l’apparition de troubles variés du côté du système nerveux. Les fonctions digestives se dérangent bientôt chez les individus qui abusent des plaisirs vénériens. […] Le masturbateur ne tarde pas à sentir ses forces diminuer, à perdre les couleurs de la santé, à maigrir et, s’il est encore jeune, son organisme subit fatalement un arrêt du développement. […] Les yeux se cernent et s’excavent, la peau et les muqueuses se décolorent. Les malades deviennent paresseux ; ils sont oppressés dès qu’ils marchent et il leur arrive très facilement de tomber en syncope. Leurs forces musculaires diminuent de plus en plus et on les voit marcher, chancelants, le tronc déjà courbé alors qu’ils sortent à peine de l’adolescence. […] Moins un être vivant qu’un cadavre […] être bien au-dessous de la brute, spectacle dont on ne peut concevoir l’horreur […] [d’un malheureux qui] avait appartenu autrefois à l’espèce humaine. »

Voilà ce qui arrive à ceux qui aspirent à réparer par la masturbation, les blessures narcissiques dont l’espèce humaine est la cible, à ceux qui, enfin, osent entretenir l’illusion d’être hermaphrodites — privilège des dieux, et des vers de terre.


19 Voir les recherches de Bowlby, Spitz, Goldfarb, Fain, Soulé, Kreisler.

20 Cf. les chapitres traitant des phénomènes psychosomatiques et le manque d’investissement des limites du corps.

21 Playing and Reality, Londres, Tavistock Publications, 1971 ; en traduction française, Jeu et Réalité, Gallimard, Paris, 1975.

22 Psychoanalytic Study of the Child, vol. 6, 1951.

23 Draft B., Étiologie des névroses.

24 Dans un travail en cours, j'espère démontrer que ces addictions ne remplacent pas la masturbation mais la Mère de la petite enfance, et témoignent ainsi d'une pathologie dans l'évolution des phénomènes et objets transitionnels.