Les différences psychosexuelles entre l’hystérie et la démence précoce1

La méthode psychanalytique nous a familiarisés avec les analogies de la genèse de l’hystérie et de la démence précoce2. À cet égard, un rappel des points les plus importants pourra suffire. Les symptômes des deux maladies tirent leur source de complexes sexuels refoulés. Dans les deux cas, des émois normaux ou pervers peuvent agir de façon déterminante sur la formation des symptômes. Les moyens d’expression des deux affections se ressemblent pour une bonne part ; il suffit de rappeler la symbolique sexuelle. Il est admis par tous les observateurs qu’il y a au-delà de ces traits communs une opposition essentielle. Mais ils n’ont pas jusqu’ici précisé son contenu sous une forme satisfaisante. Ils ont étudié des différences de degré et ont ainsi attiré notre attention sur la ressemblance des tableaux cliniques.

Puisque les caractères communs de l’hystérie et de la démence précoce sont de nature psychosexuelle, la question qui se pose est de savoir où l’analogie s’arrête. En d’autres termes : dans notre recherche des différences essentielles entre les deux affections, nous sommes ramenés au domaine psychosexuel.

La théorie de la sexualité de l’enfant, des perversions sexuelles et de la pulsion sexuelle des névrosés des Trois Essais sur la théorie sexuelle (Freud, 1905) fournit une base à notre investigation. Ma conception de la sexualité des malades mentaux chroniques est intimement liée à la théorie de la sexualité de Freud.

D’après Freud, les émois sexuels les plus précoces de l’enfant sont en rapport avec une seule zone érogène : la bouche. Au cours des premières années de la vie, d’autres zones corporelles deviennent zones érogènes. Les premières manifestations libidinales de l’enfant ont un caractère auto-érotique. À ce stade, l’enfant ne connaît aucun objet sexuel en dehors de lui-même. Au cours de la période suivante du développement, il atteint à l’amour objectal. Mais celui-ci n’a pas d’emblée une orientation précise et définitive vers les personnes de l’autre sexe. L’enfant porte en lui une série de pulsions partielles, seule la pulsion hétérosexuelle obtiendra et gardera la haute main. Les énergies issues des autres pulsions partielles sont soustraites à l’utilisation sexuelle et dirigées vers des buts sociaux importants. C’est le processus de la sublimation. Pour l’essentiel, la sublimation des composantes homosexuelles donne lieu au sentiment de dégoût, celle des composantes voyeuristes et exhibitionnistes à la honte, celle des composantes sadiques et masochiques à la peur, à la pitié et à d’autres sentiments similaires.

Le développement psychosexuel n’est pas épuisé par le transfert de la libido de l’enfant sur des personnes de l’autre sexe et la formation de sentiments sociaux à partir des pulsions partielles. Le transfert et la sublimation des énergies sexuelles vont au-delà ; tous deux fonctionnent normalement en harmonie. Les activités artistiques3 et scientifiques et jusqu’à un certain degré bien des activités professionnelles reposent sur des processus de sublimation. Les personnes dont la libido n’est pas satisfaite transforment l’énergie sexuelle non liée en une activité professionnelle souvent fébrile. D’autres dirigent l’excès de leur libido vers des aspirations sociales et y trouvent, comme le langage le dit excellemment, leur « satisfaction ». Les meilleures forces convergent ainsi en sollicitude pour les malades et les nourrissons, en bienfaisance officielle, en protection des animaux, etc.

Le comportement social de l’homme repose sur sa capacité d’adaptation. Celle-ci est un transfert sexuel sublimé. Une certaine coexistence donne lieu chez les êtres à un rapport psychique positif ou négatif qui s’exprime par des sentiments de sympathie ou d’antipathie. Les sentiments d’amitié, d’harmonie croissent sur ce sol. Le comportement social d’un homme correspond parfaitement à sa manière de réagir aux excitations sexuelles. Dans l’un comme l’autre cas, les mêmes hommes se montrent plus ou moins accessibles, revêches ou délicats, exigeants ou faciles à contenter. Ce que nous percevons de guindé, de gauche, de carré dans la présentation de l’un, de gracieux, d’habile, etc., chez l’autre, indique sa capacité de s’adapter, c’est-à-dire de transférer.

Comme dans toute forme de traitement psychique, nous utilisons le transfert en psychanalyse4. La suggestion est une forme éclatante du transfert sexuel qui atteint son plus haut degré dans l’hypnose.

Mais la libido s’adresse en plus des vivants à des objets inanimés. L’homme entretient des rapports subjectifs issus de sa sexualité avec nombre des objets qui l’entourent. Je traiterai de cette question à propos de « Rêve et Mythe »5 qui paraîtra prochainement. Je me contenterai d’évoquer ici quelques points de vue importants. Notre langage attribue aux objets inanimés un sexe (genre) sur la base de certaines caractéristiques attribuées à l’homme ou à la femme. Comme le dit Kleinpaul6 : « L’homme sexualise tout. » La symbolique sexuelle du langage vient de la même source que le rêve et les troubles psychiques. Nous avons avec les objets qui nous sont devenus chers par l’usage ou les valeurs esthétiques un rapport personnel évident conforme à l’attraction sexuelle. Le goût manifesté dans le choix des objets est conforme au choix objectal sexuel. L’importance de cette forme d’amour objectal est très variable ; certaines personnes en sont presque dépourvues, d’autres sont dominées par une passion pour certains objets. La langue allemande, sensible à ces rapports psychologiques, nomme « amant » (amateur) celui qu’aucun sacrifice ne rebute pour entrer en possession de l’objet convoité, elle le met à côté du soupirant. La forme extrême de l’amateur, c’est le collectionneur. La surestimation de l’objet qu’il collectionne est la même que la surestimation sexuelle chez l’amant. La passion du collectionneur est parfois le substitut direct d’un penchant sexuel ; le choix de l’objet collectionné peut receler un symbolisme élaboré, la passion du célibataire disparaît éventuellement lorsqu’il se marie. Les collections varient en fonction de l’âge, c’est connu.

Comparativement à la pulsion normale, le névrosé a un désir sexuel anormalement intense. Il manque d’harmonie interne ; les pulsions partielles ne sont qu’imparfaitement subordonnées à la pulsion hétérosexuelle et celle-ci tend à être refoulée. Les représentations liées à l’activité sexuelle normale éveillent le refus et le dégoût. Il y a constamment chez le névrosé une lutte entre les pulsions partielles, entre un désir et un refus également excessifs. Le sujet fuit son conflit dans la maladie. Avec l’irruption de la névrose, le matériel refoulé parvient à la conscience où il est converti en symptômes hystériques. Cette conversion sert de décharge aux émois refoulés normaux et surtout aux émois pervers ; les symptômes pathologiques morbides constituent une activité sexuelle anormale.

En dehors des périodes de maladie proprement dite, la libido névrotique se manifeste par un transfert accru ; les objets sont investis exagérément de libido. Il existe aussi une tendance excessive à la sublimation.

Sur la base de ces considérations, nous pouvons comparer le comportement psychosexuel des personnes qui souffrent de démence précoce et celui des sujets sains et des névrosés. Nous parlerons à cet effet de quelques formes appartenant au groupe de maladies mentales que Kraepelin a réunies sous le nom de démence précoce.

À un stade avancé de la maladie le patient gravement atteint reste dans un coin de l’hôpital, ou va et vient sans but. Son regard est fixe et absent, il hallucine, il murmure quelques mots, il gesticule bizarrement. Il ne parle à personne et évite toute rencontre. Il n’a aucune tendance à agir. Il néglige sa présentation, mange malproprement, se salit, se barbouille de ses excréments, se masturbe sans honte en public. Tout se passe comme si l’entourage n’existait plus pour lui.

Le malade moins atteint présente au fond un comportement identique, mais non poussé à l’extrême. Il est également asocial et négatif ; il a des idées de persécution et de grandeur. Ses façons d’être et de parler sont curieuses, maniérées, ampoulées. Il se plaint vivement de l’internement, mais profère ces plaintes sans l’émotion adéquate. Il perçoit ce qui se passe dans le monde extérieur mais ne montre aucun intérêt réel. Il effectue un travail mécanique mais il n’en tire aucune satisfaction.

Le patient dont la maladie ne s’exprime pas par des manifestations grossières, ce qui permet d’éviter l’internement, se sent lésé par autrui, il ne s’entend plus avec les siens, il ne trouve plus aucune joie sans éprouver un manque. Il est dépourvu de besoins affectifs, de tact et de délicatesse. Nous ne parvenons pas à un contact avec lui. Il a peut-être une intelligence au-dessus de la moyenne, mais ses réalisations ne sont pas pleinement valables. Ce qu’il produit est bizarre, maniéré, blesse l’esthétique, ne contient pas l’accent affectif adéquat.

Les mêmes anomalies de la vie affective se voient dans toutes les formes7 : les différences ne sont que de degré. Une forme légère peut s’aggraver ; une forme grave peut présenter des rémissions importantes. Alors que les représentations de l’homme sain s’accompagnent de sentiments adéquats, celles du malade ne comportent pas la juste nuance affective. Nous avons ramené tout transfert affectif à la sexualité. Nous arrivons à la conclusion que la démence précoce détruit la capacité de transfert sexuel, d’amour objectal.

Le premier attachement, inconsciemment sexuel, de l’enfant s’adresse à ses parents, en particulier à celui du sexe opposé. Entre frères et sœurs, il en va de même. Mais vis-à-vis du parent de même sexe s’élaborent des sentiments de révolte et de haine. L’éducation et d’autres facteurs exogènes les font succomber au refoulement. Dans des conditions normales, il existe entre parents et enfants un attachement réciproque, un sentiment de communauté. Chez les hystériques, cet attachement est excessif pour un parent et le rejet de l’autre est violent. Les sujets atteints de démence précoce manquent d’affection pour les leurs ; leur indifférence ou leur hostilité sans fard les mènent au délire de persécution.

Un patient cultivé reçoit la nouvelle du décès de sa mère qui, malgré son rejet d’elle, lui avait conservé une tendre affection pendant sa longue maladie. Sa réaction consiste à demander, agacé : « C’est tout ce qu’il y a de nouveau ? » L’expérience quotidienne nous montre de même que les sentiments des parents pour leurs enfants s’éteignent.

Un jeune homme que je suivais était entré précocement dans la maladie. Il avait un transfert si marqué sur sa mère qu’à trois ans il s’exclama un jour : « Mère, si tu meurs, je me jetterai une pierre à la tête et je mourrai aussi. » Il ne la cédait pas un instant à son père. Il se l’appropriait au cours des promenades, la surveillait jalousement et se montrait haineux vis-à-vis de son frère. Depuis toujours, il avait l’esprit de contradiction. Sa mère dit de lui qu’il avait alors déjà la manie de la dénégation. Il ne se familiarisa avec aucun autre garçon, ne s’attachant qu’à sa mère. À treize ans, son indiscipline obligea les parents à le confier à des étrangers. Sa mère le conduisit à sa nouvelle destination. Dès l’instant de l’adieu, il changea du tout au tout. Son amour et son penchant excessifs pour sa mère se muèrent en une froideur totale. Il écrivait des lettres guindées, formelles où il ne la mentionnait jamais. Progressivement, il développa une psychose hallucinatoire grave, au cours de laquelle le vide affectif se précisa de plus en plus.

La recherche psychanalytique nous apprend qu’une violente hostilité prend souvent la place d’un amour exalté. Ce retrait libidinal de l’objet d’un transfert particulièrement intense est indiscutable dans la démence précoce.

Souvent, l’anamnèse des patients comporte les notations suivantes : il (ou elle) a toujours été silencieux, enclin à la rumination mentale, effarouché, peu accessible à la société et aux amusements, jamais vraiment joyeux comme les autres. Ces personnes n’avaient donc jamais pu transférer leur libido dans le monde extérieur. Elles deviendront les éléments asociaux des asiles. Leur parole manque de vivacité. Du même ton, avec la même mimique, elles parleront du sujet le plus important comme du plus infime détail. Cependant, lorsque l’entretien touche à leur complexe, la réaction affective peut être très violente.

À certains égards, les malades atteints de démence précoce sont très suggestibles. Cette constatation peut paraître en contradiction avec la supposition d’une carence de transfert sexuel. Mais cette suggestibilité diffère de celle des hystériques. Elle me paraît due au fait que le patient ne se rebiffe pas contre telle ou telle influence, du fait de son indifférence du moment (automatisme de commande de Kraepelin). Le trouble de l’attention joue un rôle à cet égard. Il me semble donc que cette suggestibilité est une absence de résistance. Elle s’inverse facilement en opposition. Le négativisme de la démence précoce est précisément le contraire du transfert. À l’inverse des hystériques, les patients ne sont que faiblement accessibles à l’hypnose. Un essai de psychanalyse nous convaincra de l’absence de transfert ; c’est pourquoi cette méthode n’est pas une thérapeutique de la démence précoce.

La fréquentation des patients nous permet de voir d’autres aspects de l’absence de transfert. Ils ne sont jamais gais. Ils n’ont pas le sens de l’humour. Leur rire est superficiel, forcé ou grossièrement érotique, jamais cordial. Souvent d’ailleurs, il n’est pas signe de gaieté, mais dû au fait que le complexe a été touché ; il en est ainsi du rire stéréotypé des hallucinés, car les hallucinations concernent constamment le complexe. La présentation des patients est maladroite et rigide ; elle objective l’inadéquation au milieu. Kraepelin souligne bien cette « perte de la grâce ». Le besoin d’aménager une atmosphère confortable et amicale s’est perdu. Avec l’attachement aux êtres disparaît l’attachement pour l’activité, la profession. Les patients se replient sur eux-mêmes, et il me semble particulièrement caractéristique qu’ils ne connaissent pas l’ennui. Il est vrai qu’on peut les éduquer, pour la plupart d’entre eux, à accomplir un travail utile. Pour y parvenir il faut leur suggérer de travailler. Les patients se soumettent sans trouver de satisfaction à leur activité. Lorsque la suggestion cesse, ils s’arrêtent. Il existe une exception apparente : les patients travaillant du matin au soir, infatigablement, sans trêve. Ces travaux se font alors à la faveur d’un complexe.

Ainsi, un patient, par exemple, est infatigable dans ses activités de fermier car il considère le sol de l’asile comme le sien propre. Un patient âgé s’occupe sans relâche à la plonge de sa section et ne souffre aucune aide. De l’eau de l’évier lui parviennent les conversations des elfes. Ils lui ont prédit qu’un jour il irait les rejoindre, s’il lavait auparavant cent mille pièces de vaisselle. Cet homme de quatre-vingts ans n’avait d’intérêt que pour cette activité qu’il poursuivait selon des rites mystérieux.

Les patients n’entretiennent plus un rapport intime avec leurs objets, leur bien. Ce qui les entoure est dépourvu de charme pour eux. Il leur arrive d’exprimer un désir intense d’un objet ; mais l’accomplissement de leur demande reste sans effet. Certains objets sont protégés avec sollicitude, mais, à l’occasion, on découvre que l’attachement n’est pas réel. Ainsi un patient collectionnait des pierres ordinaires, les déclarait précieuses et leur attribuait une valeur énorme. Le tiroir où il les conservait finit par céder sous le poids. Lorsqu’on enleva les pierres, le patient protesta contre cette atteinte à son droit. Mais il ne regretta pas les joyaux perdus, il refit une collection de graviers. Ceux-ci convenaient aussi bien comme symboles de sa fortune que la collection précédente. L’absence de plaisir aux objets explique probablement en partie la tendance destructrice si fréquente.

Souvent le trouble n’intéresse pas seulement les sublimations sociales élaborées qui se sont formées lentement au cours de la vie, mais aussi celles qui datent de la petite enfance : honte, dégoût, sentiments moraux, pitié, etc. Une investigation exacte montrerait l’extinction partielle de ces sentiments dans tout cas de démence précoce. Dans les cas graves, le trouble se perçoit d’emblée. Les faits les plus crus de ce genre sont le barbouillage avec les excréments, l’absorption d’urine, la malpropreté, qui montrent l’absence du dégoût. De même le comportement érotique sans gêne, l’exhibitionnisme font conclure à la perte de tout sentiment de honte. Ces comportements rappellent celui de l’enfant qui ne connaît ni le dégoût devant les excréments ni la honte de la nudité. L’absence de réticence avec laquelle les malades s’expriment sur leur vie privée passée est du même ordre. Ils ne font que rejeter ainsi des réminiscences qui ont perdu leur valeur et leur intérêt. La sympathie disparaît, comme le prouve la conduite des patients confrontés à des actes cruels qu’ils ont commis eux-mêmes. J’ai vu une fois un tel malade quelques heures après qu’il eut fusillé un voisin inoffensif et blessé gravement sa femme. Il parlait en toute tranquillité de son acte et de ses motifs et savourait tranquillement son repas.

Nous avons vu deux séries de manifestations : les unes montrent la libido détachée des objets vivants et inanimés, les autres la perte des sentiments acquis par sublimation. La démence précoce conduit donc à la suppression de l’amour objectal8 et de la sublimation. Ce n’est que dans la petite enfance que nous trouvons un tel état. Pour cette période, nous avons, avec Freud, parlé « d’auto-érotisme » faute d’investissement objectal et de sublimation. La particularité psychosexuelle de la démence précoce réside en ce que le sujet malade retourne à l’auto-érotisme. Les symptômes de la maladie sont une forme d’activité sexuelle auto-érotique.

Bien entendu, cela ne veut pas dire que tout émoi sexuel du malade soit purement auto-érotique. Mais il est vrai que tout attachement du malade pour une autre personne est en quelque sorte contaminé par l’auto-érotisme. Lorsqu’une patiente montre un amour apparemment très vif, fougueux, nous sommes régulièrement frappés par l’absence de honte dans l’expression qu’elle en donne. Mais la perte du sentiment de honte, produit de la sublimation, signifie pour nous un pas fait en direction de l’auto-érotisme. Par ailleurs, nous voyons ces malades s’éprendre rapidement et sans discrimination, et changer de même. À l’hôpital, certaines femmes sont toujours éprises du médecin présent ; bientôt chacune d’elles a l’idée délirante d’être sa fiancée ou sa femme, se croit enceinte de lui, perçoit un signe d’amour dans chacune de ses paroles. Le médecin s’en va-t-il, il est aussitôt remplacé par son successeur dans la vie sentimentale de la patiente. Les malades sont donc encore en état de projeter leur besoin sexuel sur quelqu’un, mais incapables d’un attachement réel à la personne aimée. D’autres patients entretiennent pendant des années un amour imaginaire ; il n’existe que dans leur fantasme ; ils n’ont peut-être jamais vu leur objet sexuel ; en réalité, ils se barricadent contre tout contact avec autrui. Bref, l’une ou l’autre manifestation d’auto-érotisme apparaît toujours. Dans les cas de ce genre, une rémission prolongée peut simuler la guérison, mais l’impossibilité d’une adaptation au monde extérieur est dans la règle le trait pathologique le plus facilement reconnaissable.

Le malade qui détache sa libido des objets se met en contradiction avec le monde. Seul, il est confronté avec un monde hostile. Il semble que les idées de persécution9 concernent surtout les personnes qui ont antérieurement absorbé la libido transférée du patient. Dans beaucoup de cas, le persécuteur aurait été originellement l’objet sexuel et le délire de persécution aurait une origine érogène.

L’auto-érotisme de la démence précoce est non seulement la source du délire de persécution, mais aussi du délire de grandeur. Normalement, deux personnes qui ont transféré leur libido réciproquement sont dans un rapport de surestimation amoureuse (« surestimation sexuelle » de Freud). Le malade mental consacre à lui-même, comme seul objet sexuel, toute la libido que l’homme normal tourne vers l’entourage vivant ou inanimé. La surestimation sexuelle ne concerne que lui. Elle prend des proportions colossales puisqu’il est pour lui-même son univers ! La surestimation sexuelle réfléchie sur le moi, ou auto-érotique, est la source du délire de grandeur de la démence précoce10. Les délires de persécution et de grandeur sont donc étroitement liés. Tout délire de persécution dans la démence précoce contient implicitement un délire de grandeur.

La barrière auto-érotique vis-à-vis du monde extérieur n’agit pas seulement sur la face expressive du comportement, mais aussi sur sa face perceptive. Le malade se ferme aux perceptions sensorielles réelles. Son inconscient, par le truchement des hallucinations, forme des perceptions conformes aux désirs inconscients. Le malade pousse ce barrage si avant qu’il arrive à un boycottage du monde extérieur ; il ne produit plus pour lui et il n’en attend plus rien, il détient le monopole des impressions sensorielles.

Ce patient qui ne manifeste aucun intérêt pour le monde extérieur, qui végète replié sur lui-même, dont l’expression mimique éveille une impression d’obtusion totale, paraît atteint d’une détérioration tant intellectuelle qu’affective. C’est le terme de « démence » qui s’applique le mieux ici. Mais le même mot est employé pour décrire les séquelles d’autres psychoses qui, en fait, diffèrent totalement de la forme qui nous retient ici. Je veux parler des démences épileptique, paralytique et sénile. Le seul caractère commun à ces affections, c’est leur effet : la réduction du rendement intellectuel et cela à un certain degré seulement. Ce n’est qu’en tenant compte de cela qu’on se trouve autorisé à employer le même terme. Avant tout, il faut se garder de faire – comme cela est fréquent – d’une idée délirante une idée « imbécile » sous prétexte qu’elle est absurde. Sinon, il faudrait en dire autant des absurdités si significatives du rêve. La démence paralytique, comme la démence sénile, détruit les capacités intellectuelles : toutes deux elles conduisent à des lacunes grossières. La démence épileptique conduit à un appauvrissement, à une monotonie des représentations et à une difficulté de compréhension. Les modifications dans ces cas sont au mieux susceptibles d’un arrêt provisoire mais sont généralement évolutives. La « démence » de la démence précoce, par contre, est fondée sur le repli affectif. Les capacités intellectuelles sont conservées : le contraire – si souvent affirmé – n’a pour le moins jamais pu être démontré. C’est en raison de sa retraite auto-érotique que le patient n’est plus impressionné et ne réagit plus, ou anormalement, au monde extérieur. Cet état peut se résoudre à tout moment : la rémission peut être telle qu’on ne suspecte même pas un déficit intellectuel.

La « démence » de la démence précoce est un phénomène auto-érotique. C’est un état où manque toute réponse affective au monde extérieur. Par contre, les déments épileptiques ou organiques ont des réactions affectives très vivantes pour autant qu’ils peuvent saisir ce qui se passe. L’épileptique n’est jamais indifférent ; c’est de façon excessive qu’il prend parti pour l’amour ou la haine. Il transfère sa libido à un degré extrême sur les gens et les choses, il témoigne beaucoup d’affection et de gratitude aux siens. Il se plaît à son travail et tient très fortement à ce qu’il possède. Il conserve la moindre feuille de papier et considère ses trésors avec une joie toujours renouvelée.

C’est l’auto-érotisme qui distingue la démence précoce de l’hystérie. Ici le détachement de la libido, là l’investissement excessif de l’objet ; ici la perte de la capacité de sublimer, là une sublimation accrue.

Les particularités psychosexuelles de l’hystérie sont en général observables dès l’enfance, alors que les symptômes graves de la maladie ne feront irruption que bien plus tard. Nombre de cas montrent dès l’enfance des signes d’une atteinte. De là, nous concluons au caractère inné de la constitution psychosexuelle des hystériques. La même conclusion est valable pour la démence précoce. L’anamnèse nous apprend souvent que les patients furent de tout temps bizarres et rêveurs et ne se lièrent avec personne. Bien avant le « début » de la maladie, ils ne parvenaient pas à transférer leur libido et faisaient de leur imagination le champ de leurs aventures d’amour. Il ne doit guère exister de cas où il en soit autrement. Il faut souligner aussi la propension marquée de ces sujets à l’onanisme. Ces individus n’ont donc jamais dépassé réellement l’auto-érotisme infantile. L’amour objectal ne s’est jamais pleinement développé. Quand la maladie devient manifeste, ils se tournent complètement et à nouveau vers l’auto-érotisme. La constitution psychosexuelle de la démence précoce repose donc sur une inhibition du développement. Les quelques cas cliniques qui présentent dès l’enfance des manifestations psychotiques grossières confirment cette assertion de façon éclatante, en ce qu’ils permettent de reconnaître clairement la fixation pathologique à l’auto-érotisme. L’un des patients que j’observais avait déjà manifesté un négativisme complet à l’âge de trois ans. Quand on le lavait il refusait qu’on lui essuyât ses doigts en les serrant. Il avait le même comportement à la fin de ses études secondaires. Ce patient, à deux-trois ans, ne se laissait pas convaincre pendant des mois de déféquer ; sa mère devait le prier quotidiennement d’abandonner cette attitude. Cet exemple prouve la fixation anormale à une zone érogène, ce qui est une manifestation auto-érotique typique. Le jeune patient que j’ai cité et qui brusquement, à l’âge de treize ans, se détourna de sa mère avait également eu dès l’enfance un comportement négativiste.

L’inhibition du développement psychosexuel ne s’exprime pas seulement par un dépassement insuffisant de l’auto-érotisme, mais encore par une persistance anormale des pulsions partielles. Cette particularité mérite une étude particulière et approfondie. Je ne ferai que l’illustrer ici d’un trait tiré de l’histoire de la maladie du patient dont je viens de décrire l’attitude auto-érotique négativiste. À l’âge de vingt-sept ans, il fut, du fait de son refus alimentaire, nourri à la sonde par un médecin. Il vécut cette intervention comme un acte de pédérastie et le médecin comme un persécuteur homosexuel. Nous trouvons ici l’expression de la pulsion partielle homosexuelle, déplacée de la zone anale à une autre zone érogène (« déplacement vers le haut » de Freud), et l’origine érogène d’une idée de persécution.

La persistance anormale des pulsions partielles existe également chez les névrosés. Eux aussi souffrent d’une inhibition de leur développement psychosexuel. Mais la tendance auto-érotique est absente. Le trouble de la démence précoce est plus profond ; le sujet qui n’a jamais pu se détacher du stade le plus précoce du développement psychosexuel est rejeté au stade auto-érotique au fur et à mesure de la progression du processus morbide.

L’hypothèse d’une constitution psychosexuelle anormale, dans le sens de l’auto-érotisme, explique pour moi une grande partie des manifestations morbides de la démence précoce et rend superflues les nouvelles hypothèses concernant les toxines.

Il est bien entendu impossible d’épuiser en si peu de pages les phénomènes pathologiques innombrables qui sont à rapporter à l’inhibition du développement psychosexuel. Mais un travail plus étendu ne serait pas mieux en mesure d’y parvenir actuellement. L’analyse des psychoses sur la base de la théorie freudienne en est à ses débuts. Mais elle me semble appelée à nous apporter des éclaircissements qui ne peuvent pas être obtenus par une autre voie.

Je pense en premier lieu au problème du diagnostic différentiel entre la démence précoce et l’hystérie et la névrose obsessionnelle. De même, l’investigation psychanalytique de la genèse des différentes formes de délire paraît abordable. Peut-être même cette méthode nous aidera-t-elle à élucider les perturbations intellectuelles qui font partie du tableau clinique de la démence précoce – et que nous sommes encore loin de comprendre.


1 Publié initialement dans le « Zentralblatt f. Nervenheilk. » 31 Année 1908, cahier 2.

2 Voir en particulier JUNG : De la psychologie de la démence précoce (Ueber die Psycholog. Der Dementia praecox), Halle, 1907.

3 Voir à ce propos RANK : L’Artiste, contribution à une psychologie sexuelle (Der Künstler, Ansätze zu einer Sexualpsychologie), Vienne, 1907.

4 Voir FREUD : Bruchstück einer Hystérie Analyse (Fragment d’une analyse d’hystérie), « Monatschr. Fr. Psych. Und Neurol. », 1906 ; et SADGER : La signification de la méthode psychanalytique d’après Freud (Die Bedeutung der psychoanalyst. Methode nach Freud), « Zentralblatt für Nervenheilk. und Psychiatrie », 1907.

5 Schriften zur angewandten Seelenkunde (Essais de psychanalyse appliquée), Cahier 4. Ce volume, pp. 165-215.

6 KLEINPAUL : Stromgebiet der Sprache, B. 468 (Le flux du langage).

7 Lorsque nous parlons de la gravité, nous n’envisageons pas celle du processus morbide, nous parlons seulement des conséquences pratiques (sociales) de la maladie.

8 Un de mes patients s’adressant à lui-même dans ses écrits innombrables disait « tu » ; il était bien le seul objet qui puisse l’intéresser.

9 Le détachement de la libido du monde extérieur est habituellement la base de la formation du délire de persécution. Je ne puis prendre en considération ici les autres facteurs en cause.

10 C’est l’aspect général de la surestimation sexuelle auto-érotique que je considère comme source de la mégalomanie dans la démence précoce. La forme particulière du délire me semble déterminée par le souhait refoulé.