La formule thérapeutique de Coué

La formule dans son libellé allemand s’énonce : « Chaque jour je vais de mieux en mieux sous tous les rapports. » Elle conserve un aspect si général que tout homme quel qu’il soit peut y souscrire dans le sens correspondant à ses maux. Les mots : « sous tous les rapports » évitent au patient de penser à ses diverses plaintes en prononçant la formule. Celle-ci doit être récitée trois fois par jour, et toujours vingt fois. Coué conseille au malade de se placer d’abord par la pensée à proximité du maître, puis de prononcer la formule ; il est une fois de plus parfaitement clair que le patient s’identifie à lui. Il faut que l’élocution et encore bien davantage, le tempo, ne soient ni solennels, ni médités, mais rapides. Ce qui importe, ce n’est pas une intonation émouvante, réfléchie, il s’agit de dévider de façon monotone un texte simple. Est indispensable une cordelette pourvue de vingt nœuds. Au cours du processus d’autosuggestion, la main passe d’un nœud à l’autre, jusqu’à atteinte du nombre prescrit de récitations.

Nous nous tiendrons à cette formule, quoiqu’elle ne soit pas la seule mais qu’il en existe une seconde, qui est courte, destinée à des événements particuliers, comme par exemple des troubles de toute nature survenant par crises, surtout des douleurs. Ici, la prescription veut que le patient énonce les mots au rythme le plus rapide qu’il peut adopter, et sans compter : « Cela passe, cela passe », etc. Il lui est indiqué de continuer de la sorte jusqu’à apparition de l’effet, qui exige – dit-on – une à deux minutes.

La formule principale correspond exactement aux séquences verbales magiques que nous trouvons en usage chez les peuples primitifs ou civilisés. Même chez nous, la coutume de « charmer » les blessures et maladies est loin d’appartenir entièrement au passé. La pratique tri-quotidienne de l’auto-suggestion nous rappelle les institutions culturelles de nombreux peuples, ainsi que le recours aux médicaments. On saisira aisément que le chapelet de l’Église catholique a trouvé une moderne réédition dans la cordelette. Nous savons à quel point des aménagements de ce genre peuvent réduire la prière à n’être plus qu’une formule devenue automatique. On rencontre chez les peuples les plus divers des institutions de ce genre ; il suffira de rappeler ici les « moulins à prières » des Tibétains. Je ne saurais expliquer pourquoi le choix de Coué s’est porté sur le chiffre précis de vingt. Je suppose qu’il ne pourrait pas davantage en donner la raison lui-même. Nous rencontrons fréquemment chez les névrosés obsessionnels ces stipulations de nombres, mais en général ces sujets ne peuvent indiquer spontanément la cause de leur option pour un nombre compulsionnel ; d’où la nécessité de l’investigation psychanalytique. Nous envisageons donc l’hypothèse que la méthode pourrait être l’œuvre d’un homme atteint d’une névrose obsessionnelle devenue latente. Soulignons que les obsédés ne tendent pas seulement à répéter toutes sortes de choses conformément à un chiffre obsédant, mais qu’ils créent fréquemment aussi des formules qui portent volontiers le sceau de l’auto-défense contre une obsession. La modalité prescrite par Coué, où la formule doit s’énoncer sous forme de répétition rapide, nous rappelle la « verbigération » des malades mentaux.

La critique courante dénonce l’insuffisance de ce bavardage automatisé reproduisant une formule inculquée, et juge inconcevable qu’on puisse de nos jours situer une méthode thérapeutique à un niveau intellectuel aussi déplorablement inférieur. Notre hypothèse s’oriente dans une direction radicalement opposée.

L’action générale de la méthode Coué s’éclaire si l’on admet que l’individu devient un élément de la masse. Il perd son sens critique, sa superstructure psychique se désorganise plus ou moins, et les processus psychiques inconscients à caractère impulsif prennent la haute main. De même, la tendance à s’assimiler la formule d’auto-suggestion présuppose un affaiblissement de la critique et un accroissement correspondant de la foi. Mais c’est la disparition de la critique qui ouvre l’accès à l’inconscient. Il me suffira d’évoquer le fait qu’en psychanalyse nous expliquons dès les débuts au patient qu’il est invité à exclure la critique en associant librement, ce qui nous donnera accès à son inconscient.

La formule est sans doute destinée à agir sur l’inconscient du malade. Coué lui-même le dit textuellement, même si l’idée qu’il se fait de l’inconscient peut prêter à objection. À notre point de vue, l’inconscient s’est forgé en la maladie – je pense ici particulièrement aux névroses – un moyen d’expression pour certaines tendances refoulées. Il a donc intérêt à voir persister la maladie ; sa disparition équivaudrait pour l’inconscient à une perte, et nous autres analystes ne connaissons que trop la lutte qui s’engage à rencontre d’une modification de ce genre.

Si, grâce à la suggestion, l’inconscient se laisse convaincre, le succès dépendra d’un choix judicieux des moyens. Dans le cas de la suggestion extérieure, l’agent primordial est un attachement libidinal, le transfert sur l’hypnotiseur. S’y ajoutent les méthodes particulières qui doivent atteindre à un effet suggestif défini. Pour l’auto-suggestion, nous l’avons vu, il faut une bonne entente entre surmoi et moi, et, en outre, un support précis offert à la suggestion.

Désirons-nous comprendre pourquoi la formule de Coué, c’est-à-dire une formule avant tout magique, est ainsi utilisable et efficace dans certaines limites ? Alors reportons-nous à une observation de Freud, et prenons en considération certaines manifestations parallèles, empruntées à des domaines voisins.

Dans sa critique de La Psychanalyse des foules de Le Bon, Freud dit : « Qui veut agir sur elle (la masse) n’a nul besoin de peser logiquement ses arguments ; qu’il peigne les images les plus puissantes, qu’il exagère et qu’il se répète à l’infini. » Nous pourrions ajouter que la répétition, parfois selon une expression très formelle, est certainement bien faite pour s’ouvrir l’accès à l’inconscient. Ce doit être un langage auquel l’inconscient répond. Or, la langue que l’on comprend le mieux est celle que l’on parle soi-même. Nous pouvons ajouter aussitôt : la répétition est une forme d’expression courante et bien connue des impulsions inconscientes. Nous n’approfondirons pas ici ce que Freud a décrit sous le nom de « compulsion à la répétition ». Des transitions graduelles conduisent de cette compulsion puissante, qui oblige l’individu à répéter la même action à intervalles définis, aux phénomènes qui nous intéressent ici.

La psychologie collective nous offre des manifestations intéressantes, qui nous autorisent à une comparaison. J’ai lu voici longtemps une description de l’explorateur africain Stanley, racontant comment il dut entreprendre, avec son expédition, une lutte contre les indigènes hostiles. Il partagea ses hommes en quelques groupes, dotant chacun d’eux d’un chef. Lorsqu’on en vint aux prises, chaque groupe émit une sorte de chant de guerre ou de cri de combat. Par exemple, le groupe qui était placé sous les ordres d’un homme nommé Uledi chantait indéfiniment : « Uledi-ledi-ledi… » Le sens de cette pratique est clair : elle souligne le lien de chaque homme à son chef, lien qui relie également les combattants entre eux.

Dans les états catatoniques (mais parfois également dans d’autres psychoses) qui s’accompagnent d’une régression profonde de la libido jusqu’aux tout premiers stades de son développement, il y a verbigération. Un mot ou une série de mots sera prononcé plusieurs fois de suite impulsivement. La psychanalyse reconnaît dans ces séquences verbales le substitut souvent à peine déguisé de certains actes auxquels tend l’inconscient. Par exemple, des impulsions au meurtre ont pris le tour d’une litanie stéréotypée, en une formule qui renvoie à la mort. Des impulsions sexuelles trouvent une expression assourdie dans des paroles obscènes répétées sous forme monotone. Du reste, les mêmes personnes présentent aussi des stéréotypies motrices, où une intention autrefois de haute portée affective s’est figée dans un mouvement expressionnel bizarre. Chez les malades mentaux chroniques, on a souvent l’occasion d’en observer. Pour les lecteurs qui n’ont pas d’expérience psychiatrique personnelle, j’ajouterai ici quelques exemples.

Du temps où j’étais écolier, on rencontrait dans les rues de ma ville natale un homme au comportement d’aliéné, chez qui tout psychiatre aurait décelé sans discussion les vestiges d’une hébé-phréno-catatonie. Lorsqu’il boitait à travers les rues, il avait toujours derrière lui un essaim de gamins. Il s’enfuyait aussi vite qu’il le pouvait. Dans cette situation, et même en dehors d’elle, il monologuait à voix haute, répétant toujours les mêmes termes à la même cadence. L’une de ces formules était : « dix mille cercueils, dix mille cercueils », etc. Une autre : « la mort est proche, les temps sont révolus, la mort est proche », et ainsi de suite à l’infini. Les impulsions hostiles s’étaient figées en une ultime expression dans ces mots du malheureux aliéné. Nous y décelons une sorte de formule conjuratoire lancée contre ses persécuteurs. Disons que, selon les découvertes de la psychanalyse, ces formules expriment toujours des impulsions sexuelles, même sous le couvert d’élans agressifs ; et cela non seulement par leur teneur, mais surtout par leur rythme. On s’en convaincra tout particulièrement à propos des stéréotypies motrices, dont la signification érotique est souvent indéniable.

La création de formules verbales est très fréquente dans la névrose obsessionnelle. Il est évident qu’extérieurement elles diffèrent beaucoup de celles des catatoniques. Elles sont très clairement destinées à conjurer les propres élans du patient ; et si leur forme est souvent ampoulée, il est toujours facile d’en dégager un sens. Un de mes patients chassait certaines impulsions par la formule : « Cela ne me regarde pas, ouste ! un coup de pied ! »

On remarquera que ces formules utilisées contre une compulsion redoutée ne tardent pas à devenir elles-mêmes obsédantes. Mais ce qui mérite de retenir notre intérêt, c’est l’ambivalence des pulsions, qui se manifeste elle-même dans les moindres productions psychiques des obsédés. Par l’acte ou la parole, l’obsédé exprime à la fois la pulsion et la défense, une tendance au plaisir et une tendance à la punition. Un patient m’en a donné un exemple très instructif provenant de son enfance. Dès cette époque de sa vie, son comportement était traversé de pulsions hostiles et torturantes, même lorsqu’il semblait être au comble de la culpabilité et du remords. Ses sentiments secrets concernaient la masturbation, tandis qu’extérieurement ils semblaient liés habituellement aux petits méfaits courants dans la première enfance. Il arrivait alors régulièrement que le garçonnet s’agrippait à sa mère et répétait inlassablement : « Forgive me, mother, forgive me, mother ! » Certes, il y avait là contrition et repentir, mais bien plus vives encore deux autres tendances. D’une part il continuait à importuner sa mère, tout en demandant pardon ; mais en même temps, à cette époque comme à l’âge adulte, il s’avérait qu’au lieu de s’amender il préférait régulièrement se faire pardonner, ce qui entraîna aussi une gêne dans sa cure psychanalytique. Nous apprîmes encore que le rapide bredouillage de cette formule expiatoire était calqué sur le rythme de la masturbation. C’est ainsi que la tendance sexuelle interdite trouvait à s’insinuer secrètement, même sous cette forme. Si je rapporte ce cas avec une telle abondance de détails, c’est que ce patient avait, peu avant d’entrer en analyse, fait l’essai de la formule Coué. On disposait là d’un moyen de tout réparer en marmottant trois fois vingt phrases, et point n’était besoin de s’astreindre à d’autre effort de volonté.

Nous commençons à saisir que certaines personnes trouvent une forme agréable et rapide d’auto-punition, à laquelle elles se soumettent lorsqu’elles adoptent la méthode Coué, forme bien plus attrayante que la nécessité d’éviter les fautes qui leur étaient habituelles. La méthode vient véritablement au-devant d’eux ! Pour tout homme, l’idée de punition est étroitement liée à des représentations de nombres. On reçoit vingt-cinq coups de bâton, six mois de prison, cent marks d’amende. Rappelons encore la parenté de cette méthode avec le dévidement du chapelet ; nous soulignerons encore que l’ecclésiastique ordonne souvent au catholique pratiquant de réciter un certain nombre de chapelets, en châtiment de ses fautes. Et tout comme le chapelet, la méthode Coué permet aussi d’exprimer le sentiment humain et si répandu de culpabilité, et le besoin de punition. Entre le péché et la maladie se tissent d’antiques et solides associations. La « faute » humaine la plus répandue, la masturbation, entraîne des sentiments de culpabilité, en même temps qu’une crainte très fréquente des maladies. Cette crainte traduit l’attente de la punition, et celle-ci se rapporte à tous les « mauvais » désirs interdits liés à la maladie, qui prennent une forme concrète dans la masturbation.

Nous sommes désormais en mesure de préciser comment la méthode Coué agit sur l’individu, lorsqu’elle est efficace. En adoptant un comportement qui nous rappelle celui des obsédés, le sujet troque, sans s’en rendre compte, son ancienne maladie contre une forme atténuée de névrose obsessionnelle. Le sentiment de toute-puissance, qui se rattache à la « maîtrise de soi », est assez agréable pour obscurcir sa perception de certains désavantages possibles de la méthode. On a dit que l’hypnose suscitait une hystérie artificielle. Rado a récemment énoncé une opinion semblable à propos de l’expérience cathartique.

L’effet thérapeutique de la méthode Coué serait ainsi lié à une régression importante. Cette notion s’accorde parfaitement avec ce que nous avons déjà établi à propos des manifestations de régression dans le sens du narcissisme. Nous pouvons ajouter que les représentations de la « toute-puissance » propre prennent toute leur ampleur dans la névrose obsessionnelle ; le premier patient à propos duquel Freud a décrit ce phénomène était un cas de névrose obsessionnelle. Nous connaissons bien aussi la lutte de l’obsédé contre son mal, lutte menée pour une part à l’aide de formules.

Dans le processus de la « maîtrise de soi » il se passe quelque chose de tout à fait comparable. Bien des arguments permettent de penser que son créateur était atteint d’une névrose obsessionnelle ne se trouvant peut-être plus au stade de la formation des symptômes, mais le contraignant visiblement à faire l’épreuve de la toute-puissance de la pensée sur la foule de ceux qui quêtent une aide. Ce qui est tout à fait remarquable, c’est la crainte de toute connaissance de l’origine de la maladie ; nous sommes immédiatement renvoyés ici à l’interdit jeté sur l’interrogation et la connaissance, que nous rencontrons dans les analyses d’obsédés.

La signification économique de la formule de Coué pour le conscient et l’inconscient du patient se révèle donc aussi diverse que celle d’un symptôme obsessionnel pour le névrosé. Il y a d’abord la signification manifeste de la formule : consolation et auto-encouragement, renforcée par la répétition. En réitérant la formule reçue du maître, le disciple est à même de s’égaler très fortement à lui. De plus, la formule possède un but auto-punitif : si le sujet souffrait d’une maladie, qui pour son inconscient avait le sens d’une punition, une expiation serait remplacée ici par une autre, bien plus agréable au moi. Enfin, dans cette formule, le refoulé réapparaît, dont la satisfaction valut le châtiment ; le rythme et la rapidité ont spécialement une telle valeur, mais se produisent avec l’accord du « père ».

Au tréfonds de l’inconscient, le recours à la formule est donc un substitut masturbatoire, approuvé par le père. La cordelette prescrite nous donne matière à réflexion. On pourrait aussi bien compter sur les doigts, mais Coué fait de l’usage de la cordelette une obligation. Sa manipulation est la réapparition des attouchements interdits, elle revient sous la forme d’une action qui sert vraisemblablement au refoulement. C’est ainsi que s’unissent la tendance sexuelle interdite, la punition, l’effort d’amélioration et la consolation dans cette seule et unique formule.

Au cours de nos investigations, nous avons élucidé les causes psychologiques qui ont mené tant d’hommes et de tous pays, de leur plein gré, vers la méthode Coué ; nous avons vu comment tous ces hommes sont devenus volontairement et sans critique des moulins à paroles, qui reproduisent la formule thérapeutique en observant les consignes. D’autre part, nous parvenons à saisir les rapports psychologiques de la « maîtrise de soi » avec d’autres méthodes psychothérapiques. Nous admettrons là des processus thérapeutiques suivant une gradation comme nous en avons constaté pour les objectifs principaux de ces méthodes thérapeutiques que sont les névroses.

En désignant la méthode Coué comme un processus thérapeutique du style de la névrose obsessionnelle, nous ne voulons pas uniquement dire qu’elle recourt à un mode de pensée archaïque, que nous connaissons grâce à la psychologie de l’obsédé. Nous soutenons que la méthode Coué au sens psychologique est aux antipodes de la psychanalyse. Il est vrai que les publications de Coué font une place à l’inconscient, mais leurs fondements psychologiques sont extrêmement fragiles et chargés de contradictions intrinsèques. L’opposition radicale des deux orientations se marque en comparant la position qu’elles adoptent à l’égard d’une question cruciale : la connaissance par le malade de l’origine et de la nature de son mal. Pour le psychanalyste, la prise de conscience du refoulé, qui inclut pour une bonne part la connaissance de ce processus est un moyen indispensable à l’obtention de la guérison.