Tentative d’explication de quelques stigmates hystériques

« Stigmates » est un terme d’origine religieuse qui désignait jadis le phénomène miraculeux du transfert aux fidèles des plaies du Christ par l’effet d’une prière fervente. À l’époque des procès de sorcellerie, l’absence de sensibilité à la brûlure du fer rouge passait pour un stigmate de culpabilité. Les sorcières d’antan s’appellent aujourd’hui des hystériques et certains symptômes permanents qu’ils présentent avec une grande régularité sont qualifiés de stigmates hystériques.

Entre l’attitude du psychanalyste face aux stigmates et celle des autres neurologues, il existe une différence frappante qui saute aux yeux dès le premier examen d’un cas d’hystérie. Le psychanalyste se contente d’un examen physique qui permette d’éliminer toute confusion avec une maladie nerveuse organique et il s’empresse de considérer les particularités psychiques du cas, qui seules vont lui permettre de préciser son diagnostic. Le non-psychanalyste laisse à peine parler le patient, tout content quand ce dernier en a fini avec ses plaintes qui n’ont aucun sens pour lui et qu’il peut enfin procéder à l’examen physique. Il s’y attarde avec complaisance, même après l’élimination des complications organiques, ravi quand finalement il arrive à mettre en évidence les stigmates hystériques exigés par la pathologie : absence partielle ou diminution de la sensibilité au toucher ou à la douleur, absence du réflexe palpébral au contact de la conjonctive ou de la cornée, rétrécissement concentrique du champ visuel, absence de réflexes vélo-palatal et pharyngien, sensation d’une boule dans la gorge (globus), hyperesthésie de la région abdominale inférieure (ovaires) et ainsi de suite.

On ne peut dire que les recherches assidues dans ce domaine (à l’exception des expériences ingénieuses de Janet concernant l’hémianesthésie hystérique) aient beaucoup contribué à une meilleure compréhension de l’hystérie, sans parler de l’absence totale de résultats thérapeutiques. Elles sont néanmoins restées les éléments essentiels de toute observation clinique d’hystérique à laquelle elles prêtent une apparence d’exactitude en permettant une représentation quantitative et graphique1.

J’ai depuis longtemps la conviction que la psychanalyse arrivera à expliquer aussi ces symptômes hystériques en procédant à l’analyse de cas où ils sont particulièrement marqués.

Jusqu’à présent je n’ai pu faire l’investigation analytique que de quelques cas de trouble hystérique de la sensibilité cutanée, dont un en 1909 que je voudrais rapporter.

Un jeune homme de 22 ans était venu me voir en se plaignant d’être « très nerveux » et de souffrir d’hallucinations oniriques terrifiantes. J’appris par la suite qu’il était marié mais « comme il avait si peur la nuit », il ne dormait jamais avec sa femme mais dans la chambre voisine, par terre, près du lit de sa mère. Le cauchemar dont le retour le tourmentait depuis sept à huit mois et qu’il ne pouvait raconter sans frissonner se déroula la première fois de la façon suivante : « Je m’éveillai », dit-il, « vers une heure du matin et je dus porter la main à mon cou en criant : “une souris est sur moi, elle entre dans ma bouche.” Ma mère se réveilla, alluma la lumière, me caressa et m’apaisa, mais il me fut impossible de me rendormir avant qu’elle ne m’ait pris avec elle dans son lit. »

Connaissant la manière dont Freud explique l’angoisse infantile, tout psychanalyste s’empressera de conclure qu’il s’agit d’une hystérie d’angoisse sous forme de pavor nocturnus et que le patient a découvert le remède le plus efficace : le retour auprès de la mère aimante.

Cependant, le supplément au récit de ce rêve n’est pas sans intérêt : « Quand ma mère alluma, je vis qu’au lieu de la souris tant redoutée j’avais dans la bouche ma propre main gauche que je m’efforçais énergiquement de retirer avec ma main droite. »

Il devenait donc clair que dans ce rêve la main gauche jouait un rôle particulier, le rôle d’une souris ; cette main qui tâtonnait le long de son cou, il voulait la saisir ou la chasser avec la main droite, mais la « souris » pénétrait dans sa bouche ouverte et menaçait de l’étouffer.

Le plus important ici n’est pas de rechercher quelles sont les scènes sexuelles représentées symboliquement dans ce rêve. Mais notons la répartition étonnante des rôles entre la main droite et la main gauche, qui rappelle vivement le cas d’une patiente hystérique de Freud ; au cours de ses crises, cette patiente soulevait d’une main sa jupe tandis que de l’autre elle s’efforçait de la rabattre.

Soulignons que le patient était déjà éveillé et réclamait d’une voix étouffée qu’on allumât la lumière alors que sa main gauche était toujours enfoncée dans sa bouche sans qu’il ait pu la distinguer d’une souris. J’ai été amené à rapporter ce détail à l'anesthésie hystérique de la moitié gauche du corps ; j’avoue cependant n’avoir pas été en mesure d’examiner la sensibilité cutanée avec toute la précision requise. Un examen psychanalytique très superficiel de ce cauchemar m’a suffi pour constater que le patient, fixé de manière infantile à sa mère, réalisait ici le rapport sexuel (du « fantasme œdipien ») déplacé « du bas vers le haut », la main gauche représentant les organes masculins, la bouche le sexe féminin ; tandis que la main droite, plus morale en quelque sorte, servait l’amorce de réaction de défense et voulait chasser la « souris » criminelle. Mais il a fallu pour cela l’absence de sensibilité consciente de la main gauche, qui est ainsi devenue le théâtre de tendances refoulées.

En contrepoint je rapporterai un autre cas d’hémianesthésie hystérique que j’ai pu observer récemment dans ma section de neurologie à l’hôpital militaire. Voici les notes que j’ai prises à propos de ce cas.

X. Y., chef de section dans l’artillerie, hospitalisé le 6 février 1916. Le patient était depuis quatorze mois au front quand il reçut une légère éraflure par balle à la tempe gauche (cicatrice visible). Après six semaines de traitement à l’hôpital il retourna au front ; mais peu après une grenade éclatait à quelque trente pas à sa gauche, il fut jeté à terre par l’explosion et atteint par quelques mottes de terre. Il servit encore pendant quelque temps mais devint ensuite « confus », « instable », et comme il buvait pas mal on l’envoya à l’arrière avec le diagnostic d’« alcoolisme ». Au dépôt de son unité, il eut une dispute avec le maître-canonnier, qui (comme il me le raconta lors de l’entretien analytique après avoir surmonté une vive résistance) l’entraîna dans sa chambre et le corrigea à coups de fouet. Il garda secrète l’insulte qui lui avait été infligée et, se sentant malade, il se fit admettre à l’hôpital militaire. Pendant quelque temps la moitié de son corps qui avait reçu les coups fut presque entièrement paralysée. Après son transfert dans un autre hôpital, alors qu’il faisait déjà des tentatives pour marcher, un tremblement s’installa dans la musculature de la moitié gauche de son corps. Son principal sujet de plainte, c’est le trouble de la marche provoqué par ce tremblement.

Voici quelques extraits de l’examen : le patient se tient parfaitement immobile quand il est au repos ; quand il marche, il présente un tremblement de la partie gauche du corps. En fait il ne s’appuie que sur sa jambe droite et sur une canne. Les extrémités supérieures et inférieures gauches ne prennent aucune part à la locomotion et se propulsent avec raideur, l’épaule en avant. On ne trouve aucun indice de maladie nerveuse organique. A part la dysbasie décrite, on constate les troubles fonctionnels suivants : forte excitabilité de l’humeur, hyperesthésie au bruit, insomnie, ainsi qu’une analgésie et une anesthésie totales de la moitié gauche du corps.

Si on lui enfonce une aiguille profondément dans la peau du côté gauche du corps, par derrière et sans qu’il le remarque, il n’a aucune réaction ; si, par contre, on approche une aiguille de la partie gauche de son corps, par devant et en sorte qu’il puisse la voir, il exécute de violents mouvements de fuite et de défense malgré l’existence de l’analgésie et de l’anesthésie sur la face antérieure gauche. Il saisit la main qui approche, l’empoigne convulsivement et prétend ressentir, lorsqu’on menace de le toucher, un frisson dans la moitié anesthésiée du corps, ce qui l’oblige à effectuer ces mouvements de défense irrépressibles. Si on lui bande les yeux, son côté gauche s’avère aussi analgésique et insensible par devant que par derrière. Ce « frisson » est donc un phénomène purement psychique, un sentiment et non une sensation ; il n’est pas sans évoquer le sentiment qu’éprouve le sujet normal quand on menace de toucher une partie chatouilleuse de son corps2.

Le lecteur aura déjà deviné que l’exclusion hors du champ de la conscience de la sensibilité de la moitié gauche du corps se trouve ici au service d’une tendance au refoulement. La perte de la sensibilité au toucher facilite la répression du souvenir lié aux événements dramatiques survenus au cours de la guerre, tous en rapport avec ce côté gauche et dont le dernier, le châtiment infligé par un supérieur, avait déclenché les symptômes. Ajoutons que le patient, qui passe en général pour un homme violent et a de la peine à se plier à la discipline de l’hôpital, n’a opposé aucune résistance lors de ces brutalités — ce qu’il ne peut s’expliquer lui-même. Il s’est comporté devant son lieutenant comme jadis, dans son enfance, devant son tout premier supérieur, le père. Il ne sent rien afin de ne pas avoir à riposter et pour la même raison il veut empêcher tout contact au niveau de la partie atteinte.

Si nous comparons ces deux cas d’hémianesthésie, nous pouvons peut-être, à partir de l’opposition entre l’hémianesthésie traumatique et le stigmate hystérique, découvrir les caractères de ce dernier. Les deux cas ont en commun l’exclusion des stimuli tactiles hors du champ de la conscience, avec conservation des autres modes d’utilisation psychique de ces stimuli. Chez le patient qui souffre d’hystérie d’angoisse, l’anesthésie d’une moitié du corps a servi, comme nous l’avons vu, à transformer en « matérialisation » du fantasme œdipien les sensations inconscientes provoquées par les contacts et les changements de posture au niveau de cette partie du corps.

De même, dans le cas d’hémianesthésie traumatique, d’autres observations relatives aux névroses de guerre et aux troubles de la libido consécutifs à des atteintes physiques m’amènent également à supposer une utilisation libidinale des sensations tactiles refoulées et incapables d’accéder à la conscience3.

De toute manière, il s’agit dans les deux cas de la même impossibilité pour de nouvelles associations d’accéder à la sphère de représentations relatives à une moitié du corps, impossibilité que Freud, dès 1893, a reconnue être à la base des paralysies hystériques4.

Dans le second cas cité, l’insuffisance associative tient au fait que la représentation des parties insensibles du corps « est liée au souvenir d’un traumatisme chargé d’affects flottants »5, alors que dans le premier cas d’hémiasnesthésie hystérique où nous avons été amené à considérer la perte de la sensibilité comme une stigmate, il n’existe par d’événement traumatique dont le souvenir soit lié très précisément au côté gauche.

Nous pouvons donc établir maintenant une distinction entre l’hémianesthésie « stigmatique » et l’hémianesthésie traumatique suivant le rôle joué par la « complaisance somatique ». Dans le traumatisme, cette complaisance n’existe pas, la maladie a été provoquée uniquement par les chocs subis. Par contre, dans le cas du stigmate d’anesthésie, cette complaisance semble avoir existé dès le début, prédisposition purement physiologique des parties du corps affectées à céder l’investissement conscient, à abandonner leurs excitations sensorielles aux motions libidinales inconscientes. On pourrait dire encore que l’anesthésie est idéogène seulement dans le cas du traumatisme, que dans le cas du stigmate, bien que psychogène, elle n’est pas idéogène. Après le traumatisme, une moitié du corps est insensible parce qu’elle a subi une lésion ; dans le cas du stigmate, afin de pouvoir servir à la représentation de fantasmes inconscients et pour que « la droite ignore ce que fait la gauche ».

Cette conception se trouve renforcée si l’on considère la différence entre la gauche et la droite. J’ai été frappé par le fait que le stigmate hémianesthésique, de façon générale, se produisait plus souvent à gauche qu’à droite — ce qui est également signalé par certains manuels. D’où l’hypothèse que la moitié gauche du corps est déjà a priori plus accessible aux motions inconscientes que la droite, qui, par suite d’un plus grand investissement de l’attention sur cette moitié du corps plus habile et active, est mieux protégée de l’influence exercée par l’inconscient. On peut penser que, chez les droitiers, la sphère sensorielle du côté gauche montre d’emblée une certaine complaisance pour les motions inconscientes, si bien qu'elle peut plus facilement être dépouillée de ses fonctions normales et mise au service de fantasmes libidinaux inconscients.

Cependant, même si nous faisons abstraction de cette prédilection du stigmate hémianesthésique — très inconstante à vrai dire — pour le côté gauche, il n’en reste pas moins que l’hémianesthésie stigmatique présente un partage de la surface cutanée entre les instances en conflit (le conscient et l’inconscient, le Moi et la libido).

Une perspective s’ouvre ici pour comprendre un autre stigmate hystérique : le rétrécissement concentrique du champ visuel. Ce que nous avons dit de la différence entre la droite et la gauche est encore plus valable pour la différence entre la vision centrale et la vision périphérique. La vision centrale, ne serait-ce que par son mode de fonctionnement, est certainement liée plus étroitement à l’attention consciente, alors que la périphérie du champ visuel, plus éloignée de la conscience, est la scène de sensations confuses. Il n’y a plus qu’un pas à faire pour arracher tout à fait ces sensations à l’investissement conscient et en faire la matière de fantasmes libidinaux inconscients. Ainsi la comparaison de Janet selon laquelle l’hystérique souffre d’un « rétrécissement du champ de la conscience », reviendrait à l’honneur, du moins dans ce sens.

L’insensibilité de la cornée et de la conjonctive chez l’hystérique pourrait trouver une explication étroitement liée au rétrécissement du champ visuel. Elle serait l’expression du même refoulement des sensations optiques ; nous sommes habitués à ce que les anesthésies hystériques se définissent plus par la représentation plastique de l’organe que par sa fonction organique. Mais il y a là un autre point dont nous devons tenir compte. Normalement, la cornée est justement la partie la plus sensible du corps et la réaction cornéenne à toute lésion, pleurer, est devenue le moyen d’exprimer la douleur physique. L’absence de cette réaction chez l’hystérique est probablement en relation avec la répression de motions affectives.

L'anesthésie hystérique du pharynx sert, comme j’ai pu le constater dans nombre de cas traités en analyse, à figurer des fantasmes génitaux au moyen de processus de déglutition. On comprendra que l’excitation génitale, qui se trouve alors déplacée « du bas vers le haut », ne laisse pas échapper cette source d’excitation qui lui ressemble sur tant de points. Dans l'hyperesthésie du pharynx, il s’agit de la formation réactionnelle à ces mêmes fantasmes pervers, tandis que le globus hystericus peut être considéré à la fois comme la « matérialisation » de ces désirs et la réaction de défense contre ces mêmes désirs. Ceci dit, on ne comprend pas en quoi consiste la tendance spécifique de la région pharyngienne à la formation de stigmates.

Pleinement conscient de l’insuffisance du matériel communiqué ici, je résumerai mon impression sur le mode de formation des stigmates hystériques dans la proposition suivante : les stigmates hystériques représentent la localisation de quantités d’excitation convertie sur des parties du corps qui, du fait de leur aptitude particulière à la complaisance somatique, se mettent facilement à la disposition de motions pulsionnelles inconscientes et deviennent ainsi des phénomènes secondaires « banaux » d’autres symptômes hystériques (idéogènes).

Comme, de façon générale, les stigmates hystériques n’ont reçu jusqu’à présent aucune explication, je me contenterai provisoirement de cette tentative d’explication en attendant qu’une meilleure soit proposée. Je ne peux en aucun cas admettre comme telle « l’explication » de Babinski, selon laquelle les stigmates (ainsi que les symptômes hystériques en général) ne seraient que du « pithiatisme » suggéré par le médecin. Il y a pourtant un grain de vérité dans cette idée particulièrement primaire ; c’est qu’effectivement bon nombre de malades ne savent rien de l’existence de leurs stigmates avant que le médecin ne leur en ait donné la preuve. Naturellement ces stigmates n’en existaient pas moins auparavant et seul peut le nier celui qui reste prisonnier de la vieille erreur consistant à assimiler conscience et psychisme.

C’est d’ailleurs une faute de logique très répandue que de vouloir toujours expliquer l’hystérie par la suggestion et la suggestion par l’hystérie sans avoir analysé ces phénomènes séparément.


1 Je ne peux guère me montrer plus indulgent pour un de mes propres articles dans lequel j’indiquais certaines différences entre l’anesthésie organique et hystérique. (Paru en 1900 dans « Gyògyàszat » et dans la « Pester Med.-Chir. Presse ».)

2 Je rassemble du matériel clinique en vue d’une explication psychologique de la sensibilité au chatouillement, qui s’appuierait sur la théorie freudienne du plaisir suscité par le mot d’esprit.

3 Voir les articles : « Les pathonévroses », dans Psychanalyse II, et « Phénomènes de matérialisation hystérique », dans Psychanalyse III.

4 Archives de neurologie, 1893.

5 Breuer-Freud, Études sur l’hystérie.