L’agressivité

On reconnaît généralement comme inné, chez l’homme et la plupart des animaux, un instinct d’agression, tout au moins pour se défendre. En psychologie humaine, il semble clair également que les pulsions agressives constituent un élément primitif et fondamental. Il suffit d’observer la situation internationale ou le comportement des petits enfants pour se rendre compte de cela. Mais, à côté de preuves pour ainsi dire « extérieures », je pense que chacun de nous sait, d’après sa propre expérience, que tout autour de nous la mauvaise humeur, l’égoïsme, l’avarice, l’envie, la jalousie, l’inimitié, sont des sentiments que les autres éprouvent et expriment tous les jours. Nous savons cela même si leur existence n’est pas reconnue aussi clairement en nous, et nous savons aussi qu’une grande partie des désagréments de la vie quotidienne a sa source dans ces sentiments. Nombreux sont ceux d’entre nous qui doivent accorder tant soit peu de temps et d’énergie à surmonter et à tempérer leurs conséquences malheureuses lorsqu’ils se manifestent chez les autres — et aussi en nous.

Nous ne sommes pas non plus sans savoir que des pulsions agressives, cruelles et égoïstes, sont étroitement associées à des sentiments de plaisir et de satisfaction et qu’une certaine fascination et une excitation peuvent accompagner la gratification de ces pulsions. Par exemple, le plaisir violent, ou tout au moins la jubilation, que quelqu’un éprouve à faire une remarque cinglante, peut se lire dans ses yeux. Des histoires et des spectacles cruels, à vous glacer le sang, des films, des sports, des accidents, des atrocités, etc., éveillent plus ou moins une certaine excitation chez tous les êtres humains qui n’ont pas appris à modifier cette tendance ou à la faire dévier ailleurs. Surmonter un obstacle, poursuivre son propre chemin, sont des états qui, chez beaucoup d’entre nous, s’accompagnent d’une exaltation, source de plaisir. Ce plaisir, qui peut s’associer étroitement à des émotions agressives, explique dans une certaine mesure pourquoi ces émotions sont si impérieuses et difficiles à contrôler. Par ailleurs, il est évident que certaines formes d’agressivité jouent un rôle considérable dans la lutte pour l’existence. Dans tout ce qui concerne le travail, dans les plaisirs aussi, nous nous rendons clairement compte qu’une qualité valable fait défaut aux personnes qui ne possèdent pas assez d’agressivité et qui, dans l’adversité, ne peuvent suffisamment s’affirmer. En fait, nous pouvons dire que l’instinct de conservation et l’instinct d’« amour », s’ils doivent obtenir satisfaction, ont besoin d’une certaine dose d’agressivité, c’est-à-dire que l’élément agressif est une partie essentielle de ces deux instincts lorsqu’ils opèrent dans la réalité.

Bien que nous sachions tous, ou devrions savoir, que des sentiments agressifs existent et en nous et chez les autres, nous n’aimons pas beaucoup cette idée. Alors, inconsciemment, nous minimisons et sous-estimons leur importance. Nous ne gardons pas nos yeux fixés sur eux ; au contraire, nous repoussons ces sentiments aux frontières extérieures de notre champ de vision et nous ne les laissons pas faire partie de notre vision d’ensemble de la vie. Légèrement voilés, ils n’apparaissent pas si proches et si vifs, si réels et si vitaux et, par conséquent, aussi inquiétants que si nous les distinguions clairement. Il s’agit naturellement d’une méthode très primitive de faire disparaître la peur qu’ils nous font ; c’est une méthode qui nous réconforte mais qui n’offre pas d’avantages réels. Par ailleurs, en ce qui concerne le travail scientifique, il n’est pas possible de choisir et d’étudier d’une façon précise certains éléments d’un tout et d’ignorer les autres. C’est ainsi que la psychanalyse nous a appris que ces éléments, bien connus mais déplaisants, ont des conséquences beaucoup plus significatives, plus importantes et plus dynamiques qu’on ne le pense généralement.

Il existe une explication évidente aux sentiments d’hostilité, dans beaucoup de cas du moins ; c’est que les personnes qui éprouvent ces sentiments ne sont ni heureuses ni satisfaites de leur sort ou de leurs conditions de vie. Qu’il s’agisse d’une chose nécessaire qu’elles ne peuvent obtenir, ou d’un plaisir qu’elles ne peuvent satisfaire, elles éprouvent le sentiment d’être frustrées. Il va de soi qu’une attaque, ou une tentative en vue de voler ou de faire du mal et de causer ainsi un dommage, fera naître des sentiments agressifs chez n’importe quelle personne normale et chez la plupart des animaux. À côté cependant de l’attaque de l’extérieur, il existe une autre source à ce sentiment de frustration et de douleur. En nous, un désir insatisfait peut, s’il est suffisamment intense, créer ce même sentiment et cette même douleur et éveiller l’agressivité, exactement de la même façon que le ferait une attaque. Cette réaction humaine a une grande portée dans les questions économiques. Il est bien connu que l’agressivité s’éveille chez les gens et les classes qui ont des moyens d’existence insuffisants, à moins que ceux-ci ne se trouvent dans un état désespéré d’apathie et d’inertie1. Un autre point que les économistes comprennent peut-être mieux que d’autres, c’est le degré de dépendance de l’organisme humain par rapport à son milieu. Dans un système politique et économique stable, il y a une grande liberté apparente et nombreuses sont les occasions de satisfaire nos besoins, si bien qu’en règle générale, nous ne nous sentons pas dépendants de l’organisation dans laquelle nous vivons — à moins que ne se produise, par exemple, un tremblement de terre ou une grève ! Il se peut alors que nous réalisions avec répugnance, et souvent avec un vif ressentiment, que nous dépendons des autres et des forces de la nature dans une très grande mesure. La dépendance est ressentie comme dangereuse parce qu’elle implique la possibilité d’une privation. Un désir irréalisable de se suffire à soi-même peut se faire jour ; dans certaines conditions de vie, on peut se permettre comme un plaisir en soi l’illusion d’une liberté indépendante.

À cela il y a néanmoins une grande exception — une situation dans la vie où, quelles que soient les circonstances, nous nous sentons tous nécessairement dépendants — je veux parler des relations amoureuses. C’est là que le désir nous lie aux autres2. Il est clair que notre dépendance à leur égard est une condition de la vie dans tous ses aspects : qu’il s’agisse de l’instinct de conservation, de la sexualité ou de la recherche du plaisir. Cela signifie que dans la vie, le partage, l’attente, le renoncement à quelque chose pour les autres sont nécessaires à un certain degré. Bien que ceci, cependant, soit positif du point de vue de la sécurité collective, il se peut qu’en même temps la sécurité individuelle soit menacée. C’est la raison pour laquelle ces relations de dépendance ont tendance à éveiller une résistance et des sentiments agressifs.

La psychanalyse peut retrouver cette angoisse de dépendance dans des situations infiniment nombreuses en remontant jusqu’à celle, très primitive, que nous avons tous vécue dans la petite enfance, celle de l’enfant au sein. Un bébé au sein dépend tout à fait d’une autre personne mais il ne craint pas cela, du moins au début parce qu’il ne sait pas qu’il est dépendant. En fait, un bébé ne connaît d’autre existence que la sienne (pour lui, le sein de la mère n’est qu’une partie de lui, pour commencer une simple sensation) et il s’attend à ce que tous ses désirs soient satisfaits. Il (ou elle) désire le sein pour l’amour du sein, pour le plaisir de sucer le lait et aussi pour calmer sa faim. Mais qu’arrive-t-il si cette attente et ce désir ne sont pas satisfaits ? Dans une certaine mesure, le bébé prend conscience de sa dépendance, il découvre qu’il ne peut pas satisfaire tous ses propres désirs ; il pleure et il crie ; il devient agressif. Il éclate automatiquement, pour ainsi dire, de haine et d’un désir irrésistible d’agression. S’il ressent le vide et la solitude, une réaction automatique s’installe, qui bientôt peut s’emparer de lui et l’accabler, une colère agressive se fait jour, qui est source de douleur et de sensations corporelles d’explosion, de brûlure, de suffocation et d’étouffement. Celles-ci, à leur tour, déterminent ultérieurement des sensations de pénurie, de douleur et d’appréhension. Le bébé ne peut pas établir de distinction entre le « moi » et le « non-moi » ; les sensations qu’il éprouve constituent son monde, pour lui le monde ; aussi, quand il a froid, faim, ou lorsqu’il est seul, c’est comme s’il n’y avait dans le monde ni lait, ni bien-être, ni plaisir : toutes ces choses appréciables de la vie ont disparu. Et quand le désir ou la colère le torturent, s’accompagnant de déjections irrépressibles qui suffoquent, font crier, qui sont douloureuses, qui brûlent, tout son monde est un monde de souffrance, également brûlé, déchiré, supplicié. Cet état, que nous avons tous traversé en tant que bébés, a sur nos vies des conséquences psychologiques énormes3. C’est notre première expérience d’une chose qui ressemble à la mort, c’est entrevoir la possibilité d’une non-existence, c’est ressentir une perte accablante à la fois pour soi et pour les autres. Cette expérience permet une prise de conscience de l’amour (sous la forme du désir) et une reconnaissance de la dépendance (sous la forme du besoin) en même temps qu’elle s’accompagne, inextricablement liés à elle, de sentiments et de sensations irrésistibles de douleur et de menace de destruction à l’intérieur et à l’extérieur. Le monde du bébé échappe à son action ; dans ce monde qui est le sien se sont produits une grève, un tremblement de terre, tout cela parce qu’il aime et qu’il désire, qu’un tel amour peut apporter douleur et ruine. Pourtant, il ne peut maîtriser ou extirper ni son désir, ni sa haine, ni ses efforts en vue de saisir et d’obtenir ; toute cette crise détruit son bien-être.

La réaction immédiate à cet état de choses douloureux est qu’il essaie de regagner et aussi de mettre à l’abri un peu de cette sécurité bienheureuse qu’il a éprouvée avant de ressentir la privation et avant que ne s’éveillent ses pulsions destructrices. C’est ainsi que se développe notre grand besoin de sécurité contre ces risques terribles, contre ces expériences intolérables de privation, d’insécurité et d’agression à l’intérieur. C’est à partir de là que nous commençons tous — et c’est une tâche qui dure toute la vie — à essayer d’assurer notre conservation et nos plaisirs en prenant le moins possible de risques d’éveiller en nous des forces destructrices qui impliqueraient aussi la destruction des autres.

Il est inutile de dire que nous ne gardons pas le souvenir — la conscience — de ces premières expériences affectives, ni celui des adaptations qui les accompagnent et qui en sont la conséquence. Ces sentiments et ces expériences demeurent dans notre inconscient. De l’amour, de la peur, de la haine qui y régnent durant toute la vie, seule une petite partie arrivera jamais à se faire connaître de la conscience. La majorité des états que j’ai décrits ici reste donc pour toujours inconsciente en nous. On pourrait dire de la psychanalyse qu’elle est l’étude des motivations du comportement humain, motivations jusqu’ici inexplicables parce qu’elles étaient inconscientes, c’est-à-dire inconnues de nous-mêmes.

La haine et l’agressivité, l’envie, la jalousie, le désir de posséder, tous ces sentiments que les adultes ressentent et expriment, sont à la fois des dérivés (dérivés extrêmement complexes en général) de cette expérience primitive et de la nécessité de la maîtriser si nous voulons survivre et obtenir quelque plaisir dans la vie. Aussi agressifs et odieux que ces sentiments puissent paraître chez l’adulte, ils ne sont en fait, dans une certaine mesure, que des modifications et des compromis inconscients de leurs manifestations sous une forme encore plus simple et plus brute. Outre cela, tous nos efforts pour arriver à la sécurité sont d’une certaine façon, liés à l’utilisation des pulsions libidinales (les forces de vie), bien que celles-ci, également, puissent parfois n’apparaître que sous des formes très perverties et méconnaissables.